#49 — Désapprendre les machines

Dans un article précédent, intitulé Le Futur Comme Injonction, j’avais souligné toute l’admiration que j’éprouvais envers la journaliste Audrey Watters et son incroyable travail dans l’Ed Tech. En 2021, elle avait sorti un essai Teaching Machines dans lequel elle livrait une réflexion historique sur une autre injonction, voire une croyance : si l’éducation s’automatise, nos bambins n’en seront que plus heureux (et mieux édiqués). Elle revient donc sur cette lubie qui en 2023, à l’aune de Chat GPT, n’en est plus une mais est devenue, par la force des choses, une prophétie autoréalisatrice. La lecture de son essai n’a fait que renforcer mon opinion sur cette dépendance que nous entretenons sciemment ou inconsciemment… et il s’avère que je me suis forgée au fil de mes rencontres, lectures et écoutes une conviction : il est temps de désapprendre à nos machines. Ce désaprenttissage salutaire remettrait l’église au centre du village : à savoir, nous, les êtres humains mais aussi à pacifier nos rapports avec les non-humains mais aussi avec le non-vivant.

Il faut savoir que cette auteure est considérée comme la Cassandre de l’Ed Tech. Propos bien sexiste parce que vous remarquerez que, dans la tech, les hommes sont des gourous, mais les femmes, elles, sont des Cassandre. En vrai, durant toutes ces années, elle a développé une véritable vision et expertise sur l’éducation au numérique, par ses nombreux articles et ses essais.

The Teaching Machine - Skinner

The Teaching Machine – Sidney L. Pressey, 1925

Audrey Watters est donc plutôt une prophètesse. Mais elle n’est pas une diseuse de bonne aventure. L’activité principale des prophètes, même dans la Bible, n’est pas l’avenir. C’est le présent. Mieux : c’est l’ensemble des futurs possibles qui sont susceptibles de découler des choix cruciaux faits dans le présent. Les prophètes d’Israël apportaient une parole de Dieu au peuple de Dieu, et cette parole était – comme c’est toujours le cas pour les prophètes, y compris Jésus – le repentir. Se repentir signifie tourner, aller à droite plutôt qu’à gauche, prendre telle branche de l’arbre de décision plutôt que telle autre, voir la bifurcation pour ce qu’elle est : une occasion, probablement la dernière, d’éviter le désastre. Car le désastre est ce qui vous attend si vous continuez sur la voie actuelle.

Alors Audrey Watters ne parle pas au nom de Dieu ou d’un peuple élu. C’est une laïque convaincue. Mais comme Amos, elle apporte une parole contradictoire aux pouvoirs en place et chez elle, ce pouvoir est très bien identifié, c’est l’Ed Tech.

L’Ed tech est l’abréviation pour technologie de l’éducation. Pensez à Zoom, aux « systèmes de gestion de l’apprentissage », aux logiciels anti-triche en ligne. À première vue, ces technologies peuvent sembler assez inoffensives. Mais si vous suivez, cette newsletter depuis un petit moment, vous savez qu’il n’en est rien. La neutralité de la technologie est un mythe. Et Audrey Watters s’attache à le démontrer dans le domaine qu’elle maîtrise donc.

Teaching Machines retrace la création et le développement de machines destinées à compléter ou à remplacer l’éducation des enfants. Certains supposent qu’un robot doté d’une intelligence artificielle suffisante pourrait être un enseignant tandis que d’autres pensent qu’uniquement les images ou les voix d’êtres humains – ni présents ni nécessairement vivants – pourraient faire l’affaire. L’un des pères du behaviorisme, le psychologue américain, B.F. Skinner, joue un rôle de premier plan dans ce récit, bien que Watters prenne soin de faire de lui un des protagonistes de l’histoire mais pas LE protagonniste principal.

Avant d’ouvrir le livre, j’ai supposé que cette histoire commencerait dans les années 1970 et se terminerait par la pandémie : une origine encadrée par nos difficultés actuelles. Au lieu de cela, le livre commence bien plus tôt et se termine exactement au moment où je pensais qu’il commencerait. Pourquoi ? Pourquoi écrire sur des machines d’enseignement dont peu d’entre nous ont entendu parler et qu’aucun d’entre nous n’a jamais utilisées ?

La réponse de Watters est simple : la contingence. Ce concept est au cœur de son travail, ici et ailleurs. En affirmant que rien n’est inévitable et que les actions individuelles et collectives façonnent notre monde, elle suggère que les responsables de l’état actuel des technologies de l’éducation devraient être tenus pour responsables de leurs actions. Cette position va directement à l’encontre du discours de la Silicon Valley sur la prédestination technologique, où les dernières innovations numériques sont considérées comme l’aboutissement inévitable du progrès.

Cette mythologie présente un récit soigné : le statu quo actuel, défini par la dernière innovation numérique attire le passé vers elle dans un simple mouvement linéaire. Smartphones, blockchain, crypto-monnaies, web3, ChatGPT, tout gadget ou invention définissant l’époque fonctionne comme une cause finale dans la philosophie d’Aristote. Connaissant la fin, ces créateurs de mythes racontent une histoire de l’illumination, du développement, des affaires et du génie – pensez à toutes ces histoires mettant en scène des Gates, Jobs, Wozniak et autres Musk – qui ont conduit inexorablement à notre présent, présent que nous découvrons comme inexorable et quasiment incoditionnel. Un tel récit est à l’épreuve des balles. Il ne peut être remis en question a posteriori, puisqu’il était de toute façon destiné à se produire. Il est donc tout aussi vain de critiquer les nouvelles technologies aujourd’hui qu’à l’époque.

Elle s’oppose à l’idée que la technologie est une force irrésistible qui façonne la société, et insiste au contraire sur le fait qu’elle doit être examinée de près. Le livre met en évidence la tension entre le désir d’un apprentissage individualisé et personnalisé et la réalité d’un enseignement de masse automatisé. Elle révèle la dissonance cognitive qu’implique l’idée qu’une salle de classe remplie d’étudiants interagissant chacun avec son propre appareil puisse fournir une éducation personnelle et individualisée.

Cette façon de raconter l’histoire ne relève pas tant de la téléologie que de la prédestination. La technologie obtient ce qu’elle veut ; comme le Dieu de Calvin, sa volonté est aussi puissante qu’impénétrable. Watters n’y croit pas. Ses écrits se lisent comme ceux d’une sceptique ayant grandi dans une ville fondamentaliste. Elle ne croit pas simplement parce que vous lui dites qu’elle doit croire. Elle sait qu’elle n’y croit pas. Il y a plus d’une façon de percer les trous de l’histoire officielle. Sa méthode de prédilection est l’histoire culturelle. Teaching Machines en est le résultat.

L’idée initiale d’une machine d’enseignement personnalisée, dans laquelle un étudiant assis à un bureau répondrait à des questions par le biais d’un enseignement programmé sur un appareil qui lui est propre et à son propre rythme, est née il y a un siècle, dans les années 20. Cependant, l’hésitation des entreprises, l’absence de marché, les échecs de conception et la Grande Dépression ont réduit à néant toutes les chances d’une adoption à grande échelle. B.F. Skinner était déjà bien connu pour ses théories en psychologie comportementale – vous le connaissez peut-être pour sa tristement célèbre « boîte de Skinner » ou peut-être pour sa proposition de dresser des pigeons pour faciliter l’utilisation de missiles guidés pendant la Seconde Guerre mondiale – lorsqu’il a commencé à développer le concept de machines d’enseignement individualisé dans les années 50 et 60. Son nom a été associé à l’idée de ces machines et a contribué à sa renommée, mais les deux décennies de travail qu’il a consacrées à ces machines n’ont abouti à rien. En effet, malgré l’intervention d’acteurs de premier plan ainsi tels que Sidney Pressey, Thomas J. Watson, James Bryant Conant, Paul Goodman et même Noam Chomsky, cette histoire est d’une banalité plutôt ennuyeuse. Depuis, quelques entrepreneurs obsessionnels ne cessent de se frapper la tête contre le mur, mais ils ne parviennent jamais à le franchir.

Parfois, cette monotonie compulsive donne au livre un air répétitif ; l’attention que porte Watters à la granularité exige que nous soyons presque aussi frustrés que les inventeurs de l’Ed Tech, mais seulement contre eux plutôt qu’avec eux. Mais c’est probablement inévitable. Watters veut perturber les perturbateurs, et l’une de leurs astuces, lorsqu’ils ne nient pas complètement la valeur de l’histoire, consiste à réduire la complexité narrative en morceaux digestes, dignes d’un TED Talk ou d’une vidéo YouTube. L’antidote est donc le détail, et le livre de Watters en regorge.

Mais ce n’est pas pour le plaisir. Comme elle l’écrit, « comprendre les machines à enseigner du milieu du XXe siècle, c’est comprendre les machines à enseigner d’aujourd’hui ». Les présenter comme un échec, ce qu’elles ont été d’une certaine manière, c’est mal les comprendre. Car « elles n’ont pas été un feu de paille, comme l’ont suggéré certains spécialistes, mais un signe avant-coureur« . Vers la fin du livre, elle trace une ligne droite depuis la notion d' »ingénierie comportementale » et de « contingences de renforcement » de Skinner, en passant par la critique de la « technique » de Jacques Ellul, jusqu’à la “conception comportementale » de notre architecture numérique et les nudges de l' »architecture de choix«  de Richard Thaler et Cass Sunstein. Tout cela s’est déjà produit, et tout cela se reproduira.

En d’autres termes, le rêve d’une éducation parfaitement automatisée n’est jamais mort. Il a seulement pris de nouvelles formes. Zoom n’est que la dernière itération d’une idée très ancienne.

Peut-on remplacer les enseignants ? C’est la question fondamentale qui anime un siècle de théories, d’inventions et d’efforts pour tester l’hypothèse dans des expériences contrôlées. Bien que fondamentale, la question est, pour ainsi dire, empirique. Installez une classe avec des tablettes, un programme préétabli et la liberté de parcourir le matériel comme les élèves le souhaitent, puis testez leurs résultats par rapport à ceux d’une classe parallèle typique. Mais cela soulève une deuxième question, qui recoupe et éclaire la première, à savoir si l’enseignement et l’apprentissage sont des choses que l’on peut mesurer comme on mesure le PIB, le taux de cholestérol ou l’efficacité des vaccins. Le principal « produit » de l’éducation est-il la connaissance vérifiable de faits, de chiffres, de dates, de noms et de tables de multiplication ? S’agit-il, pour reprendre la terminologie de James C. Scott, de la lisibilité des plans directeurs des ingénieurs et des concepteurs ? Ou est-ce autre chose ?

En tant qu’observatrice et actrice du numérique, je ne suis pas du tout encline à croire que les enseignants sont rendus superflus par les machines, quelles qu’elles soient. Mais même si certaines technologies sont assez performantes dans certaines conditions pour certaines personnes (je pense à des logiciels de langues comme Deepl ou DuoLingo), c’est la nature de l’éducation en tant que question philosophique qui doit déterminer notre réponse à cette déologie et au sentiment que leur triomphe est irrésistible. Si l’éducation n’est pas réductible à un contenu discret que l’on peut régurgiter et donc évaluer – et elle ne l’est pas – alors les machines à enseigner ne sont pas plus inévitables que les robots qui remplacent les parents.

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Mais nous devons être honnêtes avec nous-mêmes. Certains d’entre nous conçoivent la société comme une machine, les familles comme de simples composants de cette machine, et donc l’efficacité ou la productivité maximale – parfois euphémisée comme « une bonne économie » – comme le summum bonum de notre vie commune. Dans cette optique, le fait que des parents choisissent d’abandonner une carrière « productive » pour passer du temps avec leurs enfants peut constituer un problème. Dans cette optique, il est loin d’être invraisemblable que l’objectif de l’éducation puisse être atteint au moyen de l’intelligence artificielle. En effet, le but de ce type d’éducation est d’être parfaitement intégré à la machine, en l’occurrence celle-là même dont la pédagogie a, dès le départ, encadré et tutoré les jeunes en question.

Nous ne devons donc pas présumer d’une vision commune de la nature de l’éducation. Nous devons en formuler une et la défendre – ou du moins écouter les prophètes qui le font. Dans les cercles chrétiens, le mot à la mode est « formation », et bien que ce terme puisse parfois être utilisé de manière vide ou clichée, c’est le bon. L’éducation désigne la formation globale des jeunes aux biens et aux fins de la vie humaine, avec un intérêt particulier pour les biens et les fins de la connaissance, au sens large. C’est pourquoi, entre autres, le corps, l’âme et le cœur ont toujours été unis à l’esprit pour former l’objet unique et complexe de la pédagogie classique. Un mauvais génie est un échec, et non une réussite, pour ce style d’éducation. Apprendre ce qui vaut la peine d’être connu signifie, en partie, apprendre ce qui vaut la peine d’être aimé. C’est pourquoi, à son tour, l’éducation a toujours été entrelacée avec le culte. En l’absence d’une finalité unifiant les finalités proches de la connaissance, les disciplines se fragmentent et il ne nous reste guère plus que la technocratie industrielle de la raison instrumentale de Max Weber. Ce qui, nous avons raison de le déplorer, est en grande partie ce que nous avons aujourd’hui.

J’imagine que Watters ne serait pas d’accord avec ce récit, du moins en partie. Peut-être couperait-elle la piété, ajouterait-elle une touche activiste et interpréterait-elle l’ensemble plus fortement en termes de liberté individuelle. Mais je pense qu’elle est d’accord sur le principe que l’éducation est plus qu’une banque (pour utiliser le langage de Paulo Freire) et que les enseignants sont plus que des mécanismes de dépôt d’informations. L’éducation concerne la personne, et les personnes – pour reprendre les termes de James K.A. Smith – ne sont pas des cerveaux sur des bâtons. Les personnes ne sont pas non plus, pour se rapprocher de l’imagerie de Watters, des machines mal conçues dont le logiciel a besoin d’être mis à jour.

C’est là le cœur de la vision de Watters dans son livre. Lorsqu’on enseigne aux étudiants à penser comme des ordinateurs, écrit-elle, l’enseignement et l’apprentissage deviennent le domaine de compétence de l’école. L’enseignement et l’apprentissage deviennent l’apanage de la machine. . . L’expression « enseigner aux machines » prend alors un nouveau sens : il s’agit du travail des informaticiens qui « enseignent » aux machines, ceux qui se spécialisent dans « l’apprentissage des machines ». Et comme les machines sont censées « penser » et apprendre, nos esprits sont eux aussi imaginés comme des machines, et nos efforts en matière d’éducation sont conçus comme des systèmes à concevoir.

Ce qui frappe le plus dans l’histoire sociale que retrace Watters, c’est l’obsession simultanée de l’apprentissage individualisé et personnalisé, d’une part, et de l’apprentissage de masse automatisé, d’autre part. Comme les seigneurs de l’Ed Tech aujourd’hui, les partisans des machines à enseigner soutenaient que des rangées d’enfants silencieux, chacun fixant un appareil personnel identique tout en suivant des séquences d’enseignement préprogrammées, constituaient à la fois une alternative à l’éducation de masse sur le modèle de la taille unique et une approche pédagogique adaptée à chaque individu dans sa particularité unique. En clair, la dissonance cognitive impliquée dépasse l’entendement. La vérité est qu’aucune réforme de l’éducation n’a jamais été aussi impersonnelle ou mécanique – au sens presque littéral du terme – que celle-ci. S’il existe une philosophie de l’enseignement et de l’apprentissage inspirée de l’usine, c’est bien celle-là.

Sur le papier, Skinner et ses camarades ne ressemblent à rien d’autre qu’à des publicitaires vendant le dernier gadget bon marché pour la famille de banlieue. Au lieu d’un grille-pain ou d’une machine à glaçons pour alléger la tâche de la ménagère des années 50, c’est la machine à enseigner qui va alléger la tâche de l’enseignant de l’école publique. Dans les deux cas, ce sont les hommes qui se chargent de « réparer » le « travail des femmes ». L’hypothèse implicite étant que ce travail peut être effectué aussi bien, voire mieux, par une machine. Quoi qu’il en soit, le fait qu’ils semblent avoir cru à leurs propres arguments de vente ne fait qu’aggraver la situation, au lieu de l’améliorer.

Et ils ne sont pas les seuls. Un autre aspect qui n’a apparemment pas changé depuis l’époque de Skinner est la crédulité des journalistes. C’est comme si les journaux et les magazines laissaient les agences de publicité écrire leurs articles à leur place. Bien avant que quiconque ait vu, et encore moins utilisé, les machines à enseigner de Skinner ou d’autres, les gros titres annonçaient joyeusement la fin des enseignants, la naissance d’un jour nouveau et une révolution dans l’éducation. Il a fallu des personnes extérieures (parmi lesquelles des critiques radicaux comme Goodman et Chomsky) pour voir clair dans cette mascarade.

Il y a au moins deux leçons à tirer de cette expérience. La première est que la charge de la preuve incombe aux nouvelles technologies. C’est à Zuckerberg, Bezos et Dorsey, et non à nous, qu’il incombe de démontrer, au fil du temps et avec transparence, que leurs gadgets n’aggraveront pas notre vie commune. L’alternative – servir collectivement de cobayes perpétuels pendant qu’ils mènent des expériences sociales et psychologiques sur la population, dans le seul but de faire progresser leurs résultats – est intolérable. Elle fait de nous des imbéciles. Nous pouvons être et faire mieux que cela.

La deuxième leçon est que des réponses prudentes aux nouvelles technologies sont susceptibles de réunir d’étranges compagnons de route. Parfois, Watters, une progressiste avouée, semble conservateur, voire réactionnaire. Ce n’est pas parce que la résistance aux technologies de l’éducation est incompatible avec la gauche. C’est parce que la droite et la gauche ne sont pas des coordonnées utiles pour aborder la technologie. Les inventions vertigineuses, les bouleversements politiques et le pouvoir purement et simplement amassé de nos suzerains numériques exigent une sorte de flegme burkéen. Il s’agit peut-être de l’un des rares domaines où la droite et la gauche peuvent se serrer les coudes en signe de solidarité et se dresser contre les cinq grands en criant : « Stop !”

À tout le moins, quelque chose de très semblable est nécessaire si nous voulons récupérer un certain degré d’action morale et politique face à ces géants. Il ne fait aucun doute qu’un tel travail exige non seulement de la prudence, mais aussi de la patience, sur plusieurs générations. En fait, si nous voulons que la prochaine génération se charge de ce travail, la salle de classe – la vraie, pas Zoom – est l’endroit idéal pour commencer. Pendant que nous y sommes, nous pourrions peut-être embaucher davantage d’enseignants. De préférence des humains.

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