#41 — Une histoire africaine

Disons-le très clairement, reprendre le chemin de l’écriture, après 6 mois d’interruption, n’est pas chose aisée, surtout dans un environnement saturé de nouvelles de plus en plus anxiogènes. N’avez-vous jamais eu l’impression d’être pris.e au piège par cette infobésité ? Vous avez beau vous mettre au régime en vous astreignant de ne pas regarder les chaînes d’infos en continu, de restreindre votre consommation de réseaux sociaux, de n’écouter que d’une oreille la radio du matin, de ne vous fier qu’à la presse dite “sérieuse” (et encore qu’est ce qu’une presse “sérieuse” aujourd’hui ?), rien n’y fait, l’info vous encercle, quitte à vous bouffer de l’intérieur si vous n’y prenez garde.

La solution ? Acter pour une solution radicale : soit tout débrancher, soit opter pour l’information lente et réfléchie, le slow journalism comme nos ami.e.s anglo-saxon.ne.s l’appellent.

Telle sera l’orientation de cette newsletter, désormais. Réfléchir au temps long, lentement. Très lentement. Grâce à une compilation d’articles, d’essais, de podcasts, de vidéos… Un syllabus au long cours, porté à la fois sur une prospective raisonnée technocritique. Exercice délicat mais passionnant au final.

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Unearthing the truth

Partons à la découverte d’une civilisation et d’un pays que nous ne connaissons guère par ici : le Zimbabwe et plus particulièrement, de la Grande Zimbabwe, une cité-état qui abrita entre 1200 et 1550, près de 10 000 personnes. L’archéologue Shadreck Chirikure étudie ce site, moins connu que les Pyramides d’Égypte ou du Machu Picchu, depuis des années. Dans ce remarquable article animé, The Economist nous fait découvrir une étrange civilisation africaine, qui fut, durant presque trois siècles, la pierre angulaire du continent africain. Il nous donne un aperçu du comment certains historiens européens invisibilisèrent cette cité, sous le prétexte qu’il était impossible, à leurs yeux, que les Africains aient pu la bâtir. Colonialistes un jour, racistes toujours.

En fait, en visitant ce site, grâce à Google Earth et à cette animation en fausse 3D, on admire toute la potentialité créatrice de la civilisation qui peupla cet endroit. De la solidité des murs extérieurs au système d’évacuation des eaux, tout fut pensé et organisé pour qu’une importante population puisse y vivre et prospérer. Il était donc impossible aux yeux des Européens qu’une telle inventivité architecturale puisse être d’origine africaine, et ce malgré les contestations et les preuves mises à jour par des historiennes. Cette cité avait été construite par des blancs et que par des blancs.

Shadreck Chirikure s’est engagé à déconstruire cette histoire devenue officielle, au fil des décennies. S’il s’avère qu’aujourd’hui plus personne ne conteste l’histoire de cette cité, de vieux relents néo-colonialistes subsistent encore. La Grande Zimbabwe ne dut son existence qu’à l’influence indirecte des autres civilisations (européennes, bien entendu).

En vérité, cette histoire d’invisibilisation volontaire m’en rappelle d’autres, à diverses échelles. Il m’est revenu en mémoire un incident qui s’est passé en décembre 2020, lors du licenciement très médiatisé par Google de la chercheuse en éthique de l’intelligence artificielle, Timnit Gebru. Son licenciement fut le point final d’une décision prise quelques mois plus tôt par la direction de Google pour réduire au silence les travaux d’une scientifique éthiopienne et notamment suite à la publication d’un article qu’elle avait co-écrit intitulé On the dangers of scholatics paroots: can language models be too big?

Cet article est une critique accablante des sur les besoins et coûts énergétiques des modèles de langage qui sont au coeur du modèle capitalistique de Google, ainsi que de la manière dont ces modèles reproduisent la suprématie blanche, sans parler de la marginalisation des langues minoritaires au profit des langues dominantes. Des milliers de travailleurs de Google, ainsi que des sympathisants issus du monde universitaire, de l’industrie et de la société civile, se sont rapidement mobilisés pour défendre Timnit Gebru. Ils ont écrit une lettre ouverte aux dirigeants de Google pour exiger sa réintégration et des excuses pour le traitement scandaleux qu’elle avait subi.

Cependant, cette lettre ouverte manque cependant son objectif. Tout comme l’invisibilisation de l’origine africaine de la Grande Zimbabwe, elle montre une incomphrésention totale des enjeux de la politique de l’IA dans le cadre de Google. Les technologies développées par les GAFAM sont présentées comme des enjeux majeurs pour l’humanité, tout comme l’architecture ne peut être que d’ascendance blanche. Elles renforcent les concentrations de pouvoir, approfondissent les hiérarchies existantes et le cas échéant aggravent la crise écologiques. Plus spécifiquement, ces grandes entreprises exploitent les idées, le travail et l’image des Noir.e.s puis s’en débarassent en toute impunité – qu’il s’agisse de chercheurs comme Gebru ou de nier l’histoire d’une civilisation africaine. Il s’agit ni plus ni moins d’entretenir un rapport de domination, une cancel culture à la manière des Blancs et qui ne peut aller que dans ce sens.

En cela, nous suivons les chemins escarpés de la roadmap du capitalisme et en matière d’innovation technologique, l’IA est au coeur de ce processus. Il est pratiquement certain qu’un jour, nous aurons une crise provoquée par l’IA. Elle sera triple : technologique, humaine et écologique. Ce qui pose ici question — tout comme dans notre histoire africaine — est notre incpacité à y répondre de manière adéquate. Sommes-nous bornés à écrire des lettres ou à signer des pétitions en ligne faisant appel à la conscience des entreprises ou de l’Etat ? [Spoil : ça ne marche pas et ne marchera jamais] Ou allons-nous construire un mouvement citoyen de masse ? [Spoil : ça marche plutôt bien, cf #metoo ou #blacklivesmatter].

Nous ne pouvons pas empêcher Google de se conduire ainsi en nous appuyant sur G-Suite ; nous ne pouvons pas empêcher Amazon à casser le syndicalisme en Alabama en continuant à acheter sur Amazon ou à utiliser AWS. Bref, comme le dit la poétesse et militante Audre Lorde, on ne casse pas la maison du maître avec les outils du maître.

Nous ne pouvons pas défendre n’importe qui et n’importe quoi, sans critique. L’histoire de la Grande Zimbabwe et celle du Dr Gebru sont les fils d’un enchevêtrement colonial, qui se reproduit consciemment (par le dénigrement culturel ou par un licenciement) ou inconsciemment (une lettre ouverte).

Que pouvons-nous faire alors à notre mesure ? Comprendre, critiquer et expliquer. Inlassablement.

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Extraits de l’article de The Economist

That is because, says Mr Chirikure, Great Zimbabwe should be a “symbol”, not just of Africa’s power and potential, but of how outsiders have too often told Africans’ stories—and got them wrong. His work at Great Zimbabwe is revealing new truths about one of the most important places in Africa’s past. In doing so he hopes to overhaul ideas about the continent’s future.

Like many historical sites, Great Zimbabwe is cloaked in myth. Yet few have been shrouded in so many outright lies. After a visit in 1871 Karl Mauch, a German explorer, concluded that the site was too impressive to have been built by Africans. Mauch wondered whether he had found Ophir, the biblical land of riches.

His suspicions were apparently confirmed after he sniffed a lintel. It smelt of Lebanese cedar—rather than, say, the local sandalwood—and so he concluded that materials must have been brought by Phoenicians or Israelites. “A civilised nation must once have lived there,” he wrote. In other words, not a black one.

Mauch’s writing was catnip to colonialists. In 1889 Willi Posselt, another German explorer, bribed a local bigwig and stole one of Great Zimbabwe’s bird carvings which had spiritual importance for the local Shona people. Posselt sold the bird to Cecil Rhodes, who established the British South Africa Company that year to exploit the area north of the Limpopo river.