#52 — Décoloniser les systèmes numériques

Samedi dernier, à l’AG du Mouton Numérique, nous avons eu une discussion très intéressante sur comment nous pourrions, à notre échelle, oeuvrer à une réflexion sur l’apport de la technocritique à une décolonisation du numérique, avec des témoignages de certaines de nos connaissances concernées par le sujet du numérique sur le continent africain.

Par une étrange coïncidence, nous avons entrepris avec une connaissance sur Mastodon une approche plus globale sur la décolonisation en rapprochant nos sources sur le sujet et notamment nos lectures en anthropologie. Nous établissions un même constat tous les deux, les Anglo-Saxons sont sur le sujet beaucoup plus avancés que nous, Francophones, et même si il existe une littérature de qualité sur le sujet en France, nous restons encore un peu arc-bouté sur l’horizon donné par Frantz Fanon. Mais lire Fanon et ensuite James Baldwin sont des étapes nécessaires pour commencer à déconstruire sa propre pensée eurocentrée. En tout les cas, ce fut ma démarche personnelle qui me permet aujourd’hui de vite repérer les actes et pensées qui relèvent du colonialisme.

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Tout comme la plupart de mes camarades, je crois en un numérique émancipateur et solidaire, tout comme il est temps aussi de renoncer à certains aspects du numérique pour sauver en partie ce qui nous reste de planète, mais malheureusement je constate que la décolonisation de nos systèmes (et du numérique) restent un impensé, voire un déni. Nous sommes tellement imprégné.e.s par le système colonialiste que nous continuons à nous comporter comme tels, même lorsqu’il s’agit de gestes anodins. Et c’est particulièrement flagrant dans le numérique.

Je vais illustrer mon propos par un exemple concret. Durant mes deux ans et demi passés chez Orange, j’étais au comité éditorial de la revue interne sur l’innovation, le BADIM. Le dernier numéro auquel j’ai participé aussi par l’écriture d’un article avait pour thématique : l’Afrique, un marché d’opportunités et de défis. Chouette sujet, n’est-ce-pas ? Sauf que ce numéro a été réalisé avec deux contraintes qui relèvent de réflexe colonialiste. La première est que la direction de ce numéro a été confiée à une personne travaillant au siège d’Orange Innovation à Châtillon et la deuxième est qu’il nous a fortement déconseillé de faire appel à la branche MEA d’Orange, car il avait peur d’un trop grand interventionnisme de leur part (il faut savoir que chez Orange, les relations entre entités sont très politiques).

Non seulement, nous avons réalisé un numéro vu de Châtillon mais en n’impliquant pas (ou très peu) les concerné.e.s sur le sujet. Nous avons été deux à dénoncer ça dans l’équipe, mais nous n’avons pas été écoutés.

Et ces comportements, souvent inconscients parce que faisant partie de notre éducation, se vérifient quotidiennement. Je pourrais multiplier les exemples mais le but de ce numéro n’est pas de dénoncer les comportements des uns et des autres.

Il faut juste avoir en tête que oui, le racisme et son corollaire le colonialisme est systémique en France et à l’échelle européenne. Il est aujourd’hui frappant, 60 ans après la vague des indépendances coloniales, de constater que l’actualité migratoire cristalise autant de passions discriminantes et racistes. On veut bien accueillir les réfugié.e.s ukrainien.ne.s mais celleux qui viennent du sub-sahara, certainement pas. Tous les jours, nous sommes confronté.e.s à ces 50 nuances de racisme, sans pour autant nous révolter.

Mais revenons au sujet de cette newsletter, comment décoloniser les systèmes et notamment le numérique. Je vais polonger ce sujet en me concentrant sur le continent africain, par un état des lieux du colonialisme en cours.

Un internet mobile construit par les opérateurs étrangers

Tout d’abord, je vais démonter certaines idées reçues sur le fait que le continent africain est en retard dans le numérique. C’est archi-faux, il existe tout un écosystème local dynamique et riche, concentré autour de start-up qui ont adopté une démarche d’open innovation. C’est très développé dans les pays plutôt anglophones comme le montrent le Kenya et la Tanzanie, par exemple, avec M-Pesa.

Reste que le développement du numérique est très contrasté sur ce continent et de fait, ça se manifeste directement via la géostructure du réseau. Le réseau mobile y est très développé contairement au réseau fixe et le très haut débit. Les deux cartes ci-dessous (extraites du fameux BADIM dont je parlais ci-dessus) illustrent ce contraste.

La 4G en Afrique

Source : Orange, GSMA et Analysys Mason

Le réseau fixe en Afrique

Sources : Orange, Omdia, Analysys Mason

Ce contraste saisissant implique de fortes disparités d’usages. Ici il n’est pas encore question de décommissioner la 2G et la 3G, même si la 4G poursuit son expansion et la 5G pointe le bout de son nez. Et si donc l’internet mobile se développe sur le continent africain, l’achat de smartphone suit la même pente ascendante, même s’il y a eu un raletissement au 1er semestre de cette année.

Voici ce qu’il en est pour le panorama des insfrastructures, maintenant regardons sous le capot et dressons celui des opérateurs présents sur ce continent. Je vais ici être schématique, ils sont une petite dizaine et ils se partagent les réseaux des 54 pays qui constituent l’Afrique. A titre de comparaison, il existe sur le sol européen une centaine d’opérateurs (si on inclut les MVNO).

Les quatre plus gros opérateurs sont : Orange (présent dans 18 pays), MTN (présent dans 20 pays), Airtel Africa (14 pays) et Etisalat (14 pays). Sur les 4 plus gros acteurs, deux sont des acteurs locaux, MTN et Etisalal… Je ne présente pas Orange et Airtel est une filiale de l’opérateur indien du même nom. Mais ce qui frappe, c’est la répartition spatiale et on entre ici en plein coeur du sujet : Orange est présent majoritairement dans les anciennes colonies de la France (excepté l’Algérie) ; Vodafone, le plus important opérateur européen, concentre sa présence dans 7 pays, ayant constitué l’empire britannique (mais par le jeu de ses prises de participation, ce telco est beaucoup plus présent sur le continent). L’emprise des anciennes forces colonisatrices restent donc très importantes dans cette partie du monde.

J’ai parlé du mobile et un peu du fixe.

Je n’ai pas encore parlé des câbles sous-marins et du réseau satellitaire.

Mais pour vous donner un très bref aperçu de la situation : GAFAM et Musk powa.

Pour autant, les usages suivent-ils ? Non.

En Afrique sub-saharienne, 61% de la population n‘accèdent pas à l’internet mobile, malgré une couverture existante. Les raisons sont multiples : le prix des terminaux reste cher pour une population vivant souvent sous le seuil de pauvreté, l’illettrisme, le manque de services locux qui répondent aux besoins des utilisateur.ice.s et plus anecdotique mais tout aussi problématique, la très faible sécurité des données.

Maintenir cet état assoit une domination paternaliste des anciennes puissances coloniales vis-à-vis de ces populations avec tout le discours puant qui va avec. (l’homme noir n’est pas rentré dans l’histoire, etc.). De fait, en les maintenant dans cette incapacité à produire leur propre univers numérique, nous les excluons de fait du débat. C’est très bien rappelé dans ce récent papier.

Quels processus suit la colonisation des technologies ?

Après avoir dressé ce panorama, il faut bien avoir en tête que tout ce qui se passe en Afrique se répète ailleurs dans le monde et que tout ceci suit une logique implacable de mise sous tutelle des ressources jusqu’à la main-d’oeuvre. Et cette logique obéit à des mécanismes. Tout ceci a été documenté par les concerné.e.s depuis quelques années.

Ainsi, en 2015, Anjuan Simmons écrivait dans un long papier au titre très explicite “Technology Colonialism” ceci :

« Le colonialisme est aujourd’hui considéré par beaucoup comme une forme de domination discréditée, mais les entreprises technologiques sont aujourd’hui de plus en plus coloniales dans leurs actions. Cela se voit dans le vernis de souveraineté qu’elles cherchent à cultiver, dans leur façon de travailler au-delà des frontières, dans leur utilisation de la culture dominante comme une arme, et dans la croyance claire que la technologie « supérieure » est une excuse appropriée pour l’anarchie, l’exploitation et même la violence ».

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Son article expliquait entre autres l’attitude des GAFAM et la manière dont ils se comportaient avec les Etats et les gouvernements mais aussi entre eux. Un point a retenu mon attention, le plus important à mes yeux : les GAFAM se comportent comme s’ils étaient des Etats souverains avec toutes leurs prérogatives. Ils accueillent des chefs d’Etats à leurs sièges et en retour ils sont reçus par les mêmes lorsqu’ils se déplacent à l’étranger. On s’est souvent moqué d’Emmanuel Macron lorsqu’il accueillait en grande pompe les patrons de la Big Tech, mais il n’a rien inventé, il ne fait que reproduire ce mème.

Du coup en agissant comme des Etats souverains, les GAFAM font comme leurs ainés, ils se comportent comme des barbouzes en n’hésitant pas à se sentir parfois au-dessus des Lois pour asseoir leur domination.

Quelques années plus tard, leur comportement a-t-il changé ? Non, la seule différence est que ils sont plus régulièrement dénoncés. Pour autant, est-ce que cela a changé pour les concerné.e.s ? Non, cette forme de domination totalisante continue aujourd’hui d’exacerber les inégalités et les discriminations. L’exemple récent des petites mains payées une misère au Kenya pour entraîner l’IA générative d’OpenAI démontre que rien ne changera tant que nous ne ferons pas pression pour que cela change.

Comment décoloniser les systèmes techniques ?

Je vais éviter de mon sofa parisien de donner des conseils en la matière. De nombreuses personnes, en commençant par les personnes concernées, ont écrit à ce sujet. Je retiendrai pour ma part l’étude de Cristiano Codeiro Cruz intitulée Decolonizing Philosophy of Technology: Learning from Bottom-Up and Top-Down Approaches to Decolonial Technical Design dans lequel in définit une méthode toute simple que je résumerai ainsi : la déconolisation de la technologie commence par une décolonisation de la philosophie des technologies, en reprenant un par un les auteurs de ce domaine et en les débunkant. D’autres ont une approche plus prosaïque en favorisant l’émergence d’un savoir local grâce à l’acquisition de compétences et les laisser ainsi développer leur propre écosystème numérique. J’ai parlé ci-dessus des projets en open innovation qui existent au Kenya, c’est un exemple parmi d’autres de reprise en main par les Kenyan.ne.s de leur avenir technologique.

Et nous en Europe, que pouvons-nous faire ? L’une des forces de celleux qui souhaitent investir la décolonisation (dans tous les domaines) est leur capacité à mettre en commun les connaissances qu’iels acquièrent. Au plus fort du Black Lives Matters, nombre de personnes ont voulu comprendre et ont créé des listes pour s’acculturer sur le racisme. Certaines de ces listes existent encore et sont de formidables réservoirs de ressources pour apprendre et comprendre.

Anjuan Simmons concluait son article en disant que pour décoloniser les technologies, le journalisme d’investigation était l’une des solutions pour contraindre la Big Tech à évoluer et à changer. C’était en 2015… l’urgence climatique nous fait prendre conscience que ce n’est plus suffisant. Le démantèlement des GAFAM n’est plus un sujet exotique.

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