#45 — Ma non-prédiction pour 2023

Vous avez remarqué que c’est l’époque où le petit monde des agences et des cabinets de conseils de tout poil sortent leurs prédictions / tendances pour la future année. Nous avons à peine le temps de digérer le chapon farci des fêtes de fin d’année que nous devons être prêts à ingurgiter toutes ces détections de nouvelles tendances qui vont affecter notre vie quotidienne et professionnelle.

Je le confesse, je pratique cet exercice régulièrement depuis 10 ans, dans le cadre de mon métier de veilleuse / prospectiviste en stratégie. Mais contrairement à d’autres, je ne fais pas de prédictions, j’analyse des signaux faibles qui peuvent s’avérer être des tendances dans les années à venir.

Je ne fais pas de prédictions car je ne suis pas la Pythie, je n’ai pas de boule de cristal, et je ne lis pas dans le marc de café. Le terme est tout simplement impropre et surtout d’une prétention infinie. Généralement, ceux et celles qui se prêtent à ça en les claironnant, ont très peu de qualités d’analyses rétrospectives.

Aussi, pour ce dernier numéro de 2022, je vous propose un tout autre exercice, celui de la non-prédiction. Qu’est-ce que cette année m’a inspiré en termes de redécouvertes, qu’elles soient technologiques, politiques, culturelles ou autres ? Prendre exactement le contre-pied de tout ce fatras.

Prendre le temps de regarder une œuvre d’art

Ce mois de décembre a été surchargé par les articles sur l’IA générative. Entre DALL-E et ChatGPT, tout le monde y est allé de son article, entre admiration et inquiétude. Je ne suis pas restée longtemps insensible à ces sirènes, mon incurable côté geek a vite pris le dessus. Me voilà donc en train de me prendre pour Renoir ou Géricault et à tester DALL-E. Les résultats naviguèrent entre le pathétique et le bluffant. Je vous en fais grâce, ça ne valait aucunement l’œuvre de ces deux grands maîtres.

Je fus moins époustouflée par ChatGPT.

En testant ces deux systèmes, je me suis rappelée d’un passage dans l’essai Une Société Sans École d’Ivan Illich où il écrivait en substance :

L’homme contemporain veut aller plus loin : il s’efforce de créer le monde entier à son image. Il construit, planifie son environnement, puis il découvre que pour y parvenir il lui faut se refaire constamment, afin de s’insérer dans sa propre création. Et, de nos jours, nous voilà placés devant un fait inéluctable : l’enjeu de la partie, c’est la disparition de l’homme.

L’acuité de cette réflexion m’a littéralement sauté aux yeux tandis que certaines agences de publicité ne se gênaient pas pour promouvoir le mérite de la réclame générée artificiellement. Adieu donc les concepteurices-rédacteurices, les directeurices de création et autres graphistes. Chers annonceurs, nous vous promettons une campagne publicitaire clef en main, en quelques minutes, ça vous coûtera désormais quelques clopinettes.

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Jusqu’à quand supporterons-nous une telle négation de l’homme ?

Revenons à notre super générateur d’images. L’œuvre ci-dessous vous semble-t-elle familière ?

Elle s’intitule Théâtre d’Opéra Spatial, elle a remporté le premier prix à la Colorado State Fair, une immense foire qui a lieu chaque été à Pueblo au Colorado. Elle a été créée par Jason Allen, avec l’aide du générateur Midjourney. Cette image a fait beaucoup parler d’elle et pendant quelques semaines, un débat s’est engagé sur le futur de l’art digital et plus généralement de l’art. Débat aussi alimenté par les propos provocateurs du gagnant que l’on peut résumer ainsi : “Art is dead, dude. It’s over. AI won. Humans lost.”

Je ne sais pas si ce type de débat a un réel sens, aujourd’hui. A dire vrai, on a annoncé tellement de fois la fin de l’art, avec l’arrivée de la photographie puis du cinéma, que s’appesantir sur cette sentence n’a pas grand intérêt. Ces litanies ne font qu’alimenter ce que l’on sait déjà : rien ne change. l’IA générative n’est qu’un outil de plus, s’inscrivant dans la longue lignée des techniques déjà complexes.

Mais si on se remémore à ce que disait Illich, c’est notre rapport à l’outil qui change ici. Un outil complexe et puissant peut façonner nos rapports technico-sociaux, en modifiant notre environnement immédiat de manière subtile mais irrémédiable.

Dans le cadre de l’IA générative, notre rapport à l’art risque d’être modifié. D’où la nécessité absolue de ré-apprendre à regarder une œuvre d’art.

Revenons à Géricault. Vous connaissez tous le Radeau de la Méduse :

J’aime cette peinture dont les dimensions ne sont que le reflet d’un chef-d’œuvre qui est, par naissance, monumental et cannibale. Même avec le recul, on ne pouvait saisir d’un seul coup d’œil la toile de Géricault, d’autant plus lorsqu’on est un enfant. J’ai photographié dans ma tête, par petites touches, les espaces de ce tableau. Il est devenu au fil du temps certainement l’œuvre picturale qui me parle le plus. J’aime ce tableau, profondément.

Le Radeau ne se laisse enfermer ni dans les époques, ni dans les modes. Aujourd’hui encore, il impose à son observateur de prendre le recul nécessaire pour en déchiffrer les nuances. Ambiguë, génialement grandiose, Géricault n’a pas fait  l’économie de son talent pour offrir aux générations futures une œuvre, une vraie, qui saigne. Elle est tout simplement là et elle nous en dit long encore sur notre humanité.

L’élaboration subtile de l’espace pictural permet à l’observateur d’identifier en un clin d’œil la place occupée par le personnage principal. Cet individu est au sommet d’une grappe humaine, il est noir et tourne résolument le dos au vieillard blanc qui retient d’un bras le corps de son fils mort. Dans une société alors ouvertement raciste, qui rétablit l’esclavage et la traite des noirs, Géricault nous raconte volontiers une toute autre histoire, celle qui est impossible à nommer, encore aujourd’hui :

“C’est un nègre qui est peint au sommet de la toile.”

Un nègre qui, par amour de la vie, va arracher ses camarades à une mort qui les dévore déjà. Le Radeau de la Méduse rétablit, en une scène émouvante, l’égalité entre les races et une folle espérance en la vie, qui ne tient qu’à un point noir au fond du tableau. Géricault dessine ou plutôt scénarise un fait divers pour sublimer son propre message : un jour, près des côtes mauritaniennes, un capitaine balaya d’un revers de la main toute décence et dignité et mit en danger des vies “de moindre valeur” pour sauver sa propre vie. Quinze hommes survécurent à ce naufrage et durent pratiquer le cannibalisme pour survivre. Pour ce faire, Géricault se documenta sur le destin tragique de la Méduse, il alla jusqu’à reconstituer ledit radeau dans son atelier, étudia les morts dans une morgue, interviewa les rescapés : le tableau peut être perçu comme un instantané journalistique d’une tragédie humaine.

L’homme est au cœur de cette œuvre. Il en est l’âme et nous amène à expérimenter notre propre humanité. Il nous invite à créer notre propre interprétation d’un monde, qui se révèle intérieur. En réduisant notre propre perception de l’art à quelque chose de “joli”, nous perdons notre capacité à imaginer et in fine, à rêver.

Comme le dit joliment Dan Cohen, dans sa dernière livraison sur l’IA générative :

L’art ne consiste pas à plaire ou à répondre aux attentes. Bien au contraire, il nous confronte souvent à la nuance, aux contradictions et à la complexité. Il comporte des couches qui se révèlent avec le temps. L’art véritable résiste à la consommation facile et récompense les rencontres répétées.

Et de conclure par :

« Le désir de ces outils de répondre aux attentes, de s’aligner sur les genres et les usages familiers à mesure que leur réseau d’apprentissage machine informe les pixels et les personnages, entre en tension avec la capacité humaine d’attirer de nouvelles perspectives et de donner un sens aux vies inhabituelles et uniques que nous vivons tous. »

Nous asséchons nos vies intérieures avec de tels outils, nous déléguons notre imagination.

Pour 2023, réapprenons à regarder. C’est ma non-prédiction.

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