Dans ce numéro :
→ L’écologie décoloniale peut-elle être une source d’inspirations pour le numérique ?
→ Un happening artistique qui hacke Google Maps
→ Avons-nous perdu la bataille du cloud ?
Bienvenue dans ce premier numéro !
Un jour, sur Twitter, l’écrivain américain, T.C. Boyle, publia une photographie d’un bout de son jardin où il avait planté des fleurs, des plantes grasses et quelques autres plantes. Cette photo était accompagnée d’un cri d’alarme : « Où sont-elles ? ». Elles, c’était les abeilles. De son petit coin de terre perdue en Californie, l’auteur de Water Music constatait, avec tristesse, la disparition de l’insecte pollinisateur. Depuis, obsédé par ce phénomène, il scrutait son jardin, guettant leur retour. Sa patience a été récompensée, elles sont revenues et butinent gaiement.
Comment qualifierions-nous aujourd’hui cette prise de conscience écologique ? De ridicule ? Ou nous louerons l’opiniâtreté de T.C. Boyle à vouloir sauver les abeilles de l’extinction ? Petit à petit, cette conscience écologique grandit. Pour preuve, les terribles incendies, qui continuent de ravager l’Australie, auront eu le triste mérite d’ouvrir les yeux du premier ministre australien, climato-sceptique notoire, sur les conséquences du réchauffement climatique dans son pays. Aurons-nous d’autres (presque) convertis ? On peut l’espérer, tant les mauvaises nouvelles s’empilent les unes sur les autres.
Toujours est-il que si un jour, vous êtes face à un de ces énergumènes, ne fuyez pas la conversation et entamez un dialogue avec, le professeur George Marshall vous explique comment. On ne sait jamais… Vous pourriez convaincre ces personnes de s’intéresser à l’écologie décoloniale, réfléchir avec cet artiste sur le piratage de Google Maps ou encore à l’échec monumental de l’implémentation d’un cloud souverain par Orange, nous rendant dépendant, encore un petit peu plus, des Américains ou des Chinois.
Bonne lecture !
— Dominique
#1 L’écologie décoloniale peut-elle être une source d’inspirations pour le numérique ?
Je n’ai découvert que récemment le concept de l’écologie décoloniale, théorisée en partie par l’anthropologue américano-colombien Arturo Escobar. Pour résumer la pensée des écologistes décoloniaux, le changement climatique serait dû « à l’histoire esclavagiste et coloniale de la modernité occidentale« . Greta Thunberg, dans son manifeste « Why we strike again« , affirme cette idée en reprenant ses points forts : « la crise climatique ne concerne pas seulement l’environnement. C’est une crise des droits humains, de la justice et de la volonté politique. Les systèmes d’oppression coloniaux, racistes et patriarcaux l’ont créée et alimentée. Nous devons les démanteler. »
Concrètement, la pensée décoloniale nous invite à repenser notre rapport aux savoirs indigènes et aux savoir-faire locaux, en les liant aux connaissances scientifiques et technologiques. Pour autant, si les chercheurs décoloniaux critiquent vivement la mondialisation telle qu’elle a été conçue et répandue, leur théorie ne cherche pas à déconnecter les pratiques et ressources locales du reste du monde. Pour simplifier à l’extrême, le savoir d’un pêcheur du Lac Titicaca peut servir ponctuellement d’aide à un paysan du bocage normand. Cependant, un savoir local permet une meilleure appréhension des phénomènes locaux, tout en proposant de meilleures solutions. De nombreux exemples de par le monde montrent qu’ainsi l’agroécologie prépare mieux au changement climatique que n’importe quelle solution technologique importée de l’Occident.
Quelle place peut prendre le numérique dans ce paradigme qui renverse l’échelle des perceptions ? Il nous propose déjà d’observer plus attentivement notre environnement proche et de localiser notre regard. Fini le village global, Internet devient le terrain de jeu d’expérimentations locales. Cependant, les limites humaines étant ce qu’elles sont, les technologies continuent à jouer un rôle important : la captation de certaines données, la surveillance de l’environnement, la constitution d’une base de données de savoir-faire participative et collaborative sont autant des solutions qui existent déjà mais doivent être adaptées aux besoins locaux.
Demander à un paysan du Burkina Faso de surveiller son élevage à l’aide d’une app sur son smartphone ne sert pas à grand chose si son exploitation est en zone blanche ou grise, contrairement à notre paysan du bocage normand, qui lui aura plus facilement accès à la 4G et bientôt à la 5G. Il faut donc développer une vision holistique et tester différents cas d’usage qui aident au développement économique et social local. C’est plus simple à mettre en place, plus écologique, car moins énergivore et destructeur de l’environnement et plus résilient.
#2 Un happening artistique qui hacke Google Maps
Mettez dans un petit chariot 99 smartphones et promenez-vous avec dans une rue et vous réussirez à provoquer un embouteillage virtuel sur Google Maps. Résultat ? Les automobilistes évitent la zone, l’artère se vide et pendant le temps du hacking, on peut s’y promener à pieds.
Voilà comment en saturant le réseau de données
géolocalisées, l’artiste allemand Simon Weckert a hacké Google Maps. Il a révélé une faille de l’application du géant américain. En effet, pour mesurer l’état du trafic, Google localise les smartphones connectés à son application. Lorsqu’elle repère de nombreux mobiles sur une route, elle en déduit logiquement un trafic intense. La route devient orange ou rouge sur l’app, afin de prévenir les automobilistes de l’embouteillage.
L’expérience menée par Simon Weckert montre quand même qu’au delà de la fiabilité des informations données par une app, notre confiance en elle affaiblit notre capacité à les analyser. Nos yeux sont fixés sur cette ligne rouge, nous sommes ainsi manipulés car nous dépendons d’une app pour nous déplacer et nous repérer en voiture. Si une personne avait eu une autre idée plus malintentionnée, quelles auraient été les conséquences ?
#3 Avons-nous perdu la bataille du cloud souverain ?
Le 1er février, le projet Cloudwatt, le service d’hébergement sécurisé des données, supporté par l’Etat français, Orange et SFR, s’est éteint, sans tambours et trompettes, dans l’indifférence la plus générale. Initié en 2012, par l’Etat, dans l’optique de fournir aux institutions et aux entreprises, une offre nationale, dans laquelle elles puissent protéger leurs données sensibles, ce projet avait pour honorable intention de construire un cloud souverain, pour se détacher ainsi, petit à petit, d’une dépendance américaine.
Cette offre a lamentablement échoué, car ni les entreprises françaises, ni les services publics n’y ont vraiment adhéré. Pourquoi n’a-t-elle pas trouvé son public ? En analysant la stratégie de lancement et de déploiement, on se rend compte que plusieurs points bloquants expliquent cet échec.
Sans entrer dans le détail, mais le choix des acteurs fut-il pertinent, surtout après le retrait de SFR, laissant seul Orange aux commandes, à partir de 2015 ? Cette entreprise ne sachant que travailler en silo, elle ne pouvait décemment pas porter une offre qui aurait dû être plus ouverte, en créant une synergie avec d’autres acteurs du secteur, comme OVH, le leader européen de l’hébergement ou encore Oodrive. Face aux mastodontes du marché que sont AWS, Google et Microsoft, une telle initiative aurait eu plus de chances d’exister et de convaincre les clients.
Deuxièmement, l’investissement de 250 millions d’euros fut-il à la hauteur des enjeux, là où AWS, le leader quasi incontesté du marché, investit des milliards pour l’amélioration de ses services, tout en réalisant des économies d’échelle ? Et enfin, la France peut-elle investir seule dans ce type d’aventure ?
Nulle doute que nous ne pouvons pas rivaliser avec les géants américains. Le graphique ci-dessous montre que c’est peine perdue.
Là où l’américain AWS réalise un chiffre d’affaires de 32 milliards d’euros, le français OVH ne pèse que 600 millions d’euros.
L’UE a récemment compris qu’elle avait loupé le coche et veut donc réagir en conséquence :
« Conscients de la nécessité de bâtir un écosystème européen dans ce domaine stratégique pour la souveraineté de l’Europe, les acteurs concernés appellent à la création d’un « Airbus du cloud ». Cette ambition a commencé à prendre forme à l’automne 2019 à l’initiative du ministre allemand de l’économie, Peter Altmaier, qui a lancé le projet Gaia-X. Il ne s’agit pas de concurrencer les géants américains de l’hébergement de données – les hyperscalers –, mais plutôt de concevoir une architecture sécurisée pour stocker les données sensibles des entreprises – architecture qui garantirait l’interopérabilité et la réversibilité entre les différentes solutions nationales. » (source : Le Monde)…
Mais cette indépendance revendiquée joue sur une ambivalence : en invitant les géants américains à participer aux réunions de travail, nous démontrons que nous n’avons pas la capacité à avancer seuls car le retard technologique que nous avons pris est tel qu’il est quasiment impossible à rattraper.
Dans ce contexte, la protection de nos données personnelles et stratégiques devient un véritable enjeu démocratique : les entreprises d’une part et les usagers d’autre part, vivant dans l’UE, doivent peser de tout leur poids pour imaginer un autre cloud. Car en étant pris au piège par les GAFAM, nous risquons de voir, par exemple, nos données de santé utilisées par Google sans notre consentement. Est-il alors possible d’imaginer une offre totalement libre, open-source, décentralisée ? Un self data qui répond à la fois aux exigences du RGPD, disponibles à tout moment et exploitables par son propriétaire ? Ou alors imaginer le cloud comme un commun, un service public, à l’instar de qui se fait en Estonie ? Cela aurait le mérite de nous repositionner face à une logique marchande et ouvrirait des pistes industrielles intéressantes.