#40 — Nos ancêtres peuvent-ils nous sauver ?

Portrait de la Femme de Denisova, imaginé par l’artiste Maayan Harel, à partir de l’ADN recueilli.

A quoi ressemblera notre planète dans 200 ou 300 ans ? Sera-t-elle devenue hostile ? Imaginons un moment que des calottes de glace recouvrent la Terre, laissant quelques bandes de terrain ici et là, suffisamment chaudes pour que la vie puisse s’y maintenir. Nous ne vivons pas une dystopie digne de La Compagnie des Glaces ou du Transperceneige, mais une possibilité que l’archéologue Kathleen O’Neal Gear imagine dans son roman The Ice Lion.

The Ice Lion raconte l’histoire de Quiller et Lynx, deux amis de la tribu Sealion. Ils commencent à percer le mystère de leurs origines après qu’un groupe de lions ait attaqué et massacré une partie de leur tribu. Comme les prédateurs, Quiller et Lynx sont les derniers survivants d’un ancien monde et d’une ancienne race, l’Homme de Denisova. En mettant en scène cette espèce humaine depuis disparue, mais dont on retrouve des traces de leur génome chez certain.e.s habitant.e.s actuel.le.s de nos contrées, l’auteure remet au centre de l’Histoire, ces espèces humaines qui ont eu le malheur de croiser Homo Sapiens. Au fil des pages, elle nous suggère que nous avons certainement à apprendre de ces ancêtres dans la sauvegarde de notre environnement et à terme, la connaissance nécessaire pour éviter une extinction massive.

En fait, nous savons peu de choses sur l’Homme de Denisova. On a découvert son existence en 2010, lorsque des scientifiques ont séquencé le génome mitochondrial d’un os de doigt, retrouvé dans une caverne en Sibérie. Grâce à la découverte de d’autres fragments d’os et d’un tibia au Tibet, on a pu séquencer entièrement le génome des Denisoviens. Physiquement, ils se rapprochent de Néandertal, avec qui ils se sont d’ailleurs mélangés. De même, Homo Sapiens et Denisoviens se sont bien entendus puisqu’on retrouve des traces de leur ADN chez certaines peuplades d’Asie du Sud-Est et d’Océanie, chez les Aborigènes, par exemple.

Mais sur leurs manières de vivre, nous ne savons rien.

Aussi dans son roman, Kathleen O’Neal Gear imagine une société de chasseurs nomades qui construisent leur habitation à partir d’os de mammouth, chassent le gibier à l’aide de lances, cuisent sur le feu et enterrent leurs morts. Tout ceci n’est pas éloigné des technologies qu’employait Néandertal. D’autres archéologues et historiens affirment que les technologies néandertaliennes sont de bons points de départ pour imaginer celles des Denisoviens. Il se pourrait même que les deux races aient utilisé des technologies communes, établies bien avant elles. Ils ont pu très bien par la suite développer leur propre technologie.

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Si nous savons très peu de choses sur les outils utilisés par les Denisoviens, nous en savons encore moins sur le type de société qu’ils formaient, y compris sur les croyances spirituelles, les traditions artistiques ou les pratiques rituelles communes. Dans le roman, la tribu Sealion est un groupe de personnes qui croient en une vie cosmique après la mort, peignent des symboles claniques sacrés sur leurs abris et ont une histoire d’origine mythologique complexe transmise par les anciens. Nous ne pouvons pas dire si les vrais Denisoviens avaient une vie intérieure aussi riche. Nous ne pouvons même pas dire si les Néandertaliens en avaient une, alors que nous les étudions depuis plus d’un siècle. Tout juste si nous savons que les Néandertaliens avaient un sens de l’esthétisme poussé.

Cela dit, de nouvelles découvertes modifient constamment notre compréhension de ce dont les Néandertaliens étaient capables sur le plan cognitif. Récemment, une équipe de chercheurs a découvert dans une grotte en Allemagne un os de pied de cerf vieux de 51 000 ans comportant des gravures décoratives qui semblent avoir été gravées par des Néandertaliens – preuve, selon les scientifiques, que ces premiers humains « étaient capables de créer des expressions symboliques. »

Les débats sur la spiritualité des Néandertaliens ont été relancés, il y a plusieurs années, lorsqu’une équipe de scientifiques a déterminé qu’une grotte archéologique en France présentant des anneaux et des monticules de stalagmites brisées était si vieille – 176 500 ans, pour être exact – qu’elle avait dû être construite par des Néandertaliens. Le site ne semble pas avoir été habité, mais il est clair que des personnes ont consacré de nombreuses heures de travail à sa construction, ce qui a conduit certains chercheurs à supposer qu’il était utilisé à des fins rituelles.

S’il y a encore beaucoup de choses que nous ne savons pas sur les premiers hominidés : plus nous en apprenons, plus les représentations stéréotypées des Néandertaliens et de leurs cousins comme des brutes non sophistiquées semblent fausses. Le peuple Sealion n’est peut-être pas une réplique exacte des Denisoviens, mais il reflète suffisamment bien sa complexité technologique et cognitive qui correspond certainement à l’évolution de notre compréhension que nous avons de nos lointains ancêtres.

Et si la vie de ces anciens hominidés semble un sujet d’intérêt académique étroit, démêler leur histoire pourrait nous aider à faire face à bon nombre des problèmes les plus urgents d’aujourd’hui, du racisme au changement climatique. La disparition des Néandertaliens et d’autres hominidés primitifs a contribué à alimenter une mythologie des origines de l’Homo sapiens : nous aurions gagné le jeu de l’évolution grâce à notre supériorité biologique et à notre nature dominatrice. Cette notion selon laquelle l’humanité est en quelque sorte destinée à dominer les autres formes de vie a défini les deux derniers siècles de capitalisme extractif et constitue l’une des principales raisons pour lesquelles nous sommes aujourd’hui au bord d’une sixième extinction de masse et que nous nous dirigeons vers la ruine climatique.

Mais tous les archéologues ne sont pas d’accord pour dire qu’Homo sapiens a survécu aux autres hominidés parce que nous étions plus intelligents et meilleurs qu’eux, et il n’est pas du tout clair que les Néandertaliens et les Denisoviens ont été violemment exterminés, comme beaucoup l’ont suggéré. Certains soulignent qu’on pensait que l’Homo sapiens était apparu en Eurasie juste avant la disparition des Néandertaliens, des preuves plus récentes suggèrent que des migrations antérieures ont échoué hors d’Afrique pendant l’apogée de la civilisation néandertalienne. Les premiers Homo Sapiens auraient donc disparu en termes génétiques.

Il est difficile de concilier ce fait avec l’idée que notre espèce était biologiquement programmée pour le succès et qu’elle a vaincu les autres humains dès qu’elle est entrée en contact avec eux. Les autres hypothèses – à savoir que les premières interactions entre les groupes d’hominidés étaient souvent pacifiques, que notre espèce a survécu là où d’autres n’ont pas réussi, plus par chance que par talent – brossent un tableau bien plus modeste de notre place dans l’histoire de l’évolution et rendent notre survie future bien moins certaine.

Il n’y a pas de preuves directes aujourd’hui que toute interaction que nous avons eue avec les autres espèces humaines ait été conflictuelle ou basée sur la domination. Nous n’en savons rien.

Il serait donc temps de démystifier cette histoire et de nous recentrer sur l’essentiel, à savoir que nous dépendons des uns et des autres, de notre environnement vivant et non-vivant, si nous voulons prolonger notre présence sur cette Terre.

Ce texte est une traduction.