#47 — La technologie, cette liturgie

Dans la dernière livraison de Futuromium, j’avais emprunté à James C. Scott sa définition du Haut Modernisme, pour qualifier cette foi absolue en la capacité de faire advenir un progrès social permanent et un contrôle rationnel absolu de la nature. Je souhaiterais prolonger cette réflexion, en m’attardant sur cette relation si particulière que nous entretenons tou·te·s avec la technologie et d’adopter une perspective liturgique sur notre utilisation quotidienne.

Cette réflexion m’est venue en lisant l’essai de Nicolas Nova intitulée sobrement Smartphones, enquête anthopologique, paru en 2020, aux éditions MétisPresses : sur la base d’une ethnographie combinatoire menée à Genève, Los Angeles et Tokyo, cet essai décrit six figures de cet objet technique contemporain ; celles-ci correspondent aux expressions proposées par les informateurs durant l’enquête de terrain : la « laisse », la « prothèse », le « miroir », le « cocon », la « baguette magique » et la « coquille vide ».

Le smartphone est devenu un objet incontournable de notre quotidien. Et cette situation ne nous ramène pas seulement pas à l’hyperconnectivité de notre monde occidental mais aussi au rapport que nous entretenons avec cet objet.

Que vient donc faire la liturgie ici ? Ici, l’image à garder en tête est celle de la personne qui se retrouve à manipuler son smartphone comme d’autres leur chapelet. Si d’aucun qualifie cet objet de “laisse” ou de “cocon”, c’est bien qu’il s’inscrit dans un usage liturgique.

Mais avant d’aller plus loin, définissons ce qu’est la liturgie.

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Une liturgie est un ensemble formel et relativement stable de rites, rituels et formes qui ordonnent le culte public d’une communauté religieuse. Il existe, par exemple, de nombreuses façons de distinguer les différentes variétés de christianisme aux États-Unis (ou dans le monde, d’ailleurs). On peut faire une distinction par région, par doctrine, par structure ecclésiale, par le statut socio-économique de ses membres, etc. Mais on peut aussi placer les différents courants de la tradition le long d’un spectre liturgique, un spectre dont les pôles sont parfois appelés Basse Église et Haute Église, deux des principaux mouvements doctrinales de l’anglicanisme. C’est important d’avoir ceci en tête car comme nous le savons tous la religion catholique entretient un rapport plus ambigu avec les technologies.

Les congrégations de la Haute Église se caractérisent généralement par leur adhésion à des modèles et des rituels formels. Lors d’un de leur service religieux, vous serez plus susceptible d’observer des gestes rituels, tels que s’agenouiller, s’incliner ou se croiser, ainsi que des discours rituels, tels que des prières, des invocations et des réponses fixes. Les congrégations de la Haute Église sont également plus susceptibles d’observer un calendrier religieux traditionnel et d’utiliser des vêtements et des ornements traditionnels. Les rituels et les formalités de ce type sont généralement absents des congrégations de l’Église Basse, qui ont tendance à privilégier l’informel, l’émotion et la spontanéité de l’expression. Ça ne veut pas dire que ces dernières n’ont pas de calendrier éclésiastique comme l’Avent ou le Carème, mais elles priviligieront les formes plus contemporaines comme celle de notre calendrier républicain, le 14 juillet en tête.

Dans les deux cas, elles suivent un même rythme formel et régulier du culte et dans les deux cas, au-delà des homélies et autres sermons religieux, elles exercent un pouvoir formateur et conditionnent les esprits. Vous voyez où je veux en venir ? On en revient toujours à Mac Luhan : le média est le message et c’est d’autant plus vrai avec les technologies.

L’intérêt d’adopter une telle perspective liturgique est de percevoir le pouvoir formateur des pratiques, des habitudes et des rythmes qui émergent de notre utilisation de certaines technologies, heure par heure, jour par jour, mois après mois, année après année.

A l’instar de son homologue religieux, notre liturgie technologique s’inscrit dans le temps mais son pouvoir s’étend aussi dans le fait, dans l’esprit et dans le corps. Et quand nos corps se meuvent, nous pouvons discerner ce qu’est la laisse ou la baquette magique en tant que rituel liturgique.

Démonstration par des comportements-types.

A mon réveil, est-ce que je me retrouve à attraper mon smartphone avant que mes yeux n’aient eu le temps de s’ouvrir ? Lorsque je m’assois pour travailler, quelles sont les routines que j’adopte, mon premier réflexe n’est-il pas d’allumer mon ordinateur ? En compagnie d’autres personnes, vers quoi mon attention est-elle dirigée, est-ce vers l’écran de mon smarthone ou l’écran allumé de la télévision ? Dans mon métier de veille, par exemple, je remarque que mon premier réflexe est d’ouvrir conjointement mon mail et mon navigateur où s’affiche mon Feedly, comme si mon cerveau était capable de lire deux choses en même temps (spoil : c’est impossible). Dans ces moments-là, je pourrais être tentée de penser que ma volonté m’a fait défaut. Mais dans la perspective liturgique que j’explore ici, le problème n’est pas un manque de volonté. Il s’agit plutôt du fait que j’ai entraîné ma volonté – ou, plus précisément, que j’ai laissé ma volonté être entraînée – à vouloir faire quelque chose contraire à un premier désir : se lever pour prendre son petit-déjeuner, par exemple. On pourrait même dire que c’est, en fait, un témoignage de la puissance de la volonté, qui agit conformément à son entraînement.

Prenons l’exemple de la patience.

Nous désirons tou·te·s être patient·e·s, c’est une qualité que nous aimerions acquérir / éprouver face à n’importe quelle situation. Or, la vitesse et l’efficacité sont si souvent la raison même pour laquelle je me tourne vers les technologies de toutes sortes, je me suis conditionnée à attendre quelque chose d’approchant l’instantanéité dans la façon dont le monde répond à mes demandes. J’ai adopté des outils et des dispositifs technologiques qui me promettent d’être plus rapide et plus efficace. Il n’est pas étonnant alors de penser que parfois, j’ai développé une certaine forme d’impatience face à certaines situations, car je suis frustrée de ne pas avoir accès à mes sésames technologiques.

Des mouvements de nos doigts aux gestes de nos mains, nos corps gravent les sillons le long desquels nous façonnons nos habitudes de demain. Nous suivons des schémas que nous avons nous-mêmes ritualisés.

Ces liturgies sont désormains tellements ancrées en nous, que s’en débarasser est et restera difficile. Pour la simple et bonne raison que les abandonner serait les remettre à d’autres et notamment, à la Haute Église (comprenez ici la Big Tech). Je ne serais pas moins anxieuse par la liturgie conçue pour moi par Amazon ou Google que par mon habitude quotidienne d’allumer mon ordinateur dès que je m’assois à mon bureau. Très concrètement, je n’ai pas besoin de consulter une app de santé tous les jours pour savoir si je suis en bonne ou mauvaise santé. Cette utilisation compulsive se ferait, au contraire, au détriment de mon bien-être. Au contraire, cette liturgie imposée, composée essentiellement de données algorithmiques, ne sont que des unités de mesure, rien à voir avec le fait de prendre un grand bol d’air en allant marcher, par exemple.

Hannah Arendt a fait valoir que la réussite des régimes totalitaires résidaient en leurs capacités à déloger les individus de leurs milieux traditionnels et coutumiers. Ce déracinement les rend plus malléables, plus corvéables et plus soumis à des formes de surveillance et de contrôle. On peut facilement faire la même comparaison avec les nouvelles technologies. Elles nous promettent une certaine forme de libération, d’efficacité et de flexibilité. Mais est-ce le cas ? Elles nous imposent un récit, jusque dans sa dramaturgie, un cadre et de nouvelles normes.

Vous n’êtes pas convaincu·e·s ? Je vais prendre un autre exemple. Tout le monde s’accorde à trouver le télétravail comme un bienfait. Cette forme de travail “libérée” impose le fait que travailler à domicile permet à l’individu de se recentrer sur sa famille. Or celui-ci peut vite découvrir que son employeur peut le faire travailler n’importe où et n’importe quand. Dans le langage managérial, ça s’appelle le Flex Office… Une liturgie qui nous est imposée par la Haute Église.

Quand nos anciens modèles et rythmes sont remplacés par des nouveaux et nous sont imposés, nous abandonnons un peu plus de notre humanité. Le smartphone est une laisse ou un cocon ; ChatGPT deviendra une laisse ou un cocon ; il en sera de même pour le Métaverse. Mais comme dans tout rituel liturgique, à un moment donné, nous pouvons ne pas le célébrer pour x raisons. En l’occurence, le bouton Arrêt en fait aussi partie.

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