#43 – Wikipedia, un bien commun en danger ?

Nous sommes tous et toutes des utilisateurices, plus ou moins assidu.e.s, de Wikipedia. Avec le temps, l’encyclopédie en ligne est devenue une référence, un gage de sérieux encyclopédique et une véritable vitrine du savoir humain, une plate-forme conçue de manière libre, collaborative et universelle. Le défi lancé par Jimmy Wales et Larry Sanger, il y a 20 ans, n’était pourtant pas gagné d’avance. Rendre ringard nos bonnes vieilles encyclopédies, telles que l’Encyclopédie Universalis et ses 21 gros volumes, n’était pas aisé.

Moi-même, au début de l’encyclopédie, je fus plus que sceptique. Il aura fallu du temps pour que j’admette qu’un savoir écrit à plusieurs mains et mis en commun est plus riche que l’article écrit par un.e éminent.e chercheur.e, même s’iel s’appelle Claude Levi-Strauss ou Hélène Carrère d’Encausse. Par ailleurs, j’avais testé la plate-forme en corrigeant certains points. Par exemple sur l’article Yaourt, j’avais supprimé yahourt en expliquant dans les commentaires que c’était une faute d’orthographe de l’écrire ainsi. Le mot mal orthographié était réapparu quelques semaines plus tard, mais un des administrateurs a dû ouvrir un dictionnaire pour enfin valider ma correction.

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Plus récemment, on m’avait demandé d’écrire la fiche du doyen de l’ESC Grenoble. Fiche retoquée car le monsieur n’avait rien publié de notable et les administrateurs m’avaient gentiment expliqué que Wikipedia n’était pas un média mais une encyclopédie… ce que j’ai parfaitement accepté. A cette époque, Wikipedia était déjà en pleine tourmente à cause de sa modération jugée trop rigide. En 2012, la polémique entre l’écrivain Philip Roth et la plate-forme mettait en évidence ce trait. L’auteur avait voulu corriger la notice d’un de ses romans la jugeant complètement fausse. Il avait directement demandé à l’éditeur américain de corriger. La réponse provoqua la colère de Philip Roth : «Je comprends votre point de vue, en tant qu’auteur, vous pensez être le mieux placé pour qualifier votre travail, mais nous avons besoin de sources secondaires.» Ainsi fonctionne Wikipedia : les modérateurs n’acceptent de modifications que si des sources secondaires corroborent la source primaire.  Et même si vous êtes un écrivain célèbre, votre voix ne compte pas plus que les personnes qui se sont données la peine d’écrire la notice et de la référencer avec des sources diverses et variées.

Au fil des années, j’ai appris à faire confiance à Wikipedia et à m’y référer régulièrement. C’est aujourd’hui, sans aucun doute le site, que je consulte le plus régulièrement.

Wikipedia est devenu aujourd’hui notre bien commun le plus précieux sur Internet. Mais à quel prix ?

J’éviterai ici de parler de l’aspect financier mais plutôt de l’énorme effort de modération que fournit, à chaque instant, Wikipedia pour nous offrir un contenu de qualité. L’encyclopédie a mis en place tout un système informatique et des moyens humains pour corriger et restreindre le plus possible les actes réguliers de vandalisme qu’elle connaît quasi quotidiennement. Pour y faire face, elle a mis en place une gouvernance fondée sur deux piliers inébranlables : la confiance en l’utilisateurice et la transparence. Chaque modification d’un article est visible grâce à un historique, ainsi que les discussions et les validations des administrateurs. Chacun.e peut ajouter, corriger et modifier un article, à condition qu’iel donne une référence vérifiable, que l’on retrouve parfois dans les pieds de page, les fameux footnotes de Wikipedia.

Tant bien que mal, la plate-forme garde ce cap. Et certains en profitent, voire en abusent.

Ainsi en 2019, la marque The North Face, avec l’aide de l’agence de communication Leo Burnett, avait remplacé les images liées à des sites naturels au Brésil, au Mexique et en Écosse par des photos mettant en scène ses produits. Dans un thread assassin, Wikipedia avait épinglé la marque (cf image ci-dessous). Cette dernière avait piteusement présenté ses excuses.

Le souci est lorsque le vandalisme se fait plus discret, ne s’étale pas au grand jour, mais se fait par petites touches impressionnistes. La manipulation des faits historiques en fait partie.

En septembre dernier, le journaliste Noam Cohen a publié un très long article sur Wired au titre très évocateur One Woman’s Mission to Rewrite Nazi History on Wikipedia. Il y fait le portrait d’une bénévole de Wikipedia, qui, depuis 2015, passe le plus clair de son temps à rectifier les articles consacrés à la Seconde Guerre Mondiale, et plus particulièrement, au nazisme et au fascisme.

Lorsque Ksenia Coffman a commencé à éditer les articles sur Wikipedia, elle ne pensait certainement pas que, 7 ans après ses débuts sur la plate-forme, elle y passerait encore beaucoup de temps. En parcourant les articles sur la Seconde Guerre mondiale, l’un de ses sujets favoris, elle a constaté ce qui semblait être un effort concerté pour amoindrir les atrocités commises par l’Allemagne pendant la guerre.

Elle ne se souvient pas à quelle occasion, elle a commencé à se dire que quelque chose ne tournait pas rond dans ces articles. Était-ce les photos publiées sur les SS, montrant des hommes souriant en face de cartes d’état-major ? Ou bien est-ce en parcourant ces dizaines de pages d’artilleurs nazis médaillés dont on glorifiait la vie, en écartant leur implication dans le génocide ? Toujours est-il que plus elle avançait dans sa lecture, plus elle percevait qu’on se servait de Wikipedia pour atténuer, voire gommer, les aspects les plus sombres de certains aspects de la Seconde Guerre Mondiale.

Coffman aurait bien pu constater l’ampleur des dégâts, alerter les administrateurs et en rester là. Bien au contraire, elle a retroussé ses manches et a commencé à dénazifier les articles problématiques. Vous pouvez suivre ses corrections depuis 2015, car comme vous le savez désormais, Wikipedia conserve l’historique des corrections.

Ainsi, vous la retrouverez en novembre 2015 sur l’article concernant la tentative râtée d’assassinat d’Hitler, le 20 juillet 1944 par des officiers allemands, la célèbre opération Valkyrie. Une phrase lui a sauté aux yeux. Elle affirme que certains des conspirateurs en sont venus à considérer le complot comme « un geste grandiose, bien que futile » qui sauverait « leur honneur, celui de leur famille, de l’armée et de l’Allemagne. » L’affirmation n’est soutenue par aucune source. C’est une conjecture, un ouï-dire. Et à ses yeux, cette phrase est un peu trop flatteuse. Elle continue à parcourir l’article en question et tombe sur la description qu’on fait d’un des conspirateurs, Arthur Nebe, un haut-gradé SS. Outre sa participation au complot, Arthur Nebe est surtout connu pour avoir eu l’idée de transformer des fourgons en chambres à gaz mobiles en y faisant passer des gaz d’échappement. L’article reconnaît ces deux faits, ainsi que le fait que Nebe a testé son système sur des malades mentaux. Mais il indique également qu’il s’est efforcé de « réduire les atrocités commises », allant jusqu’à donner à ses supérieurs assoiffés de sang des chiffres de mortalité gonflés.

Coffman se souvient de son malaise à la lecture de cette partie qui glorifie l’innovation d’un tueur de masse. Elle vérifie la note de bas de page où est indiquée la référence bibliographique. L’affirmation est attribuée à War of Extermination, un recueil d’essais universitaires publié à l’origine en 1995. Elle connaît cette référence pour l’avoir empruntée à la bibliothèque. Lorsqu’elle se rend sur la page citée, elle trouve un paragraphe qui semble confirmer toutes les affirmations farfelues de l’article de Wikipédia. Mais elle lit ensuite la première phrase du paragraphe suivant : « Ceci est, bien sûr, un non-sens. »

A partir de ce moment, sa confiance en Wikipedia a été ébranlée. Elle constate, non sans effroi, que n’importe qui avec un clavier et une connexion internet, peut falsifier des faits historiques, en les toilettant à la marge.

Comme on peut le vérifier, sur l’historique des corrections, elle a corrigé les deux articles, en s’appuyant sur les outils de la plate-forme et notamment, en proposant au débat ses corrections. On remarquera que sa dernière correction sur le complot du 20 juillet date d’avril 2021. Mais cette femme ne s’est pas arrêtée à ces deux articles, elle a entrepris un vrai travail de correction sur tous les articles de la Seconde Guerre Mondiale… et notamment en faisant attention aux notes de bas de page, pourvoyeuses de désinformation.

L’article de Wired décrit le long combat de Ksenia Coffman et surtout les attaques qu’elle a eu à subir alors qu’elle rectifiait ces articles : elle a eu le droit à toutes les formes de procès en incompétence, que ce soit au sein de l’équipe des administrateurs qui pensait qu’elle en faisait trop ou de la part d’autres utilisateurs.

J’avoue ne pas avoir vérifié si les pages françaises sur la Seconde Guerre Mondiale ont subi les mêmes attaques. La lecture de la page consacrée à Arthur Nebe insiste bien, à plusieurs endroits, que cet homme était bien un meurtrier de masse. La description y est factuelle… mais est-bien le cas sur toutes les autres pages ?

Mais notre sensibilité sur la Shoah n’est pas la même en France et aux États-Unis. Ici, en principe, la Loi nous protège du négationnisme et de l’antisémitisme. En principe. Mais le combat exemplaire de Ksenia Coffman nous démontre aussi une chose : l’histoire est aussi affaire de citoyen.ne éclairé.e.

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