#55 — Aux origines du techno-optimisme

Vous en avez certainement croisé et peut-être même que vous en êtes un.e : une techno-optimiste. Vous êtes persuadé.e que les grands problèmes de ce monde seront résolus grâce à la technologie, comme l’écrit très bien Irénée Régnault dans son billet consacré au sujet. Cette attitude ne repose en vrai sur aucun fondement scientifique mais avec un ton souvent péremptoire et grâce à quelques figures syncrétiques qui elles-mêmes sont souvent issues du même moule idéologique de l’entrepreneuriat.

La foi dans le progrès ne date pas d’aujourd’hui et de l’émergence du numérique. Mais on peut se passionner pour d’indéniables avancées scientifiques (moi par exemple, je suis absolument fascinée par la recherche astronomique), sans pour autant tomber dans le piège du techno-solutionnisme. Certaines avancées (scientifiques et technologiques) nous ont conduit à des désastres ou du moins à des corrolaires risqués.

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Le penseur Paul Viriilio n’a cessé, durant toute sa vie, d’attirer l’attention du public sur la nature du progrès technologique et en particulier sur ses répercussiosns politiques et les dangers qu’il fait encourir à la population. Au coeur de sa réflexion, une notion était centrale, celle de la vitesse et plus tard il développera celle de l’accident. Il prenait l’exemple de l’avion, formidable outil de mobilité mais dont les effets sur le long-terme sont assez désastreux. Mais ce qui le questionnait avant tout est qu’on n’évaluait pas suffisamment les risques liés à chaque avancée. Ainsi, nous sommes capables, certes, de construire des avions de plus de 500 places, mais le risque lié est lorsque cet avion s’écrase, il fait 500 morts. Et chaque avancée produit son lot d’accident. Elle n’est plus dûe au hasard mais est devenue systémique.

Le sujet est devenu d’autant plus visible avec l’émergence de l’IA générative et la prégnance du désastre écologique.

Il est temps peut-être de démonter tout cela en remontant à ses origines.

Un mur et une oeuvre

Mais d’abord laissez-moi vous raconter une jolie histoire, celle du Rockfeller Center et de l’artiste mexicain Diego Rivera, assez symptomatique.

Lors de la Grande Dépression, une œuvre de génie a vu le jour dans un gratte-ciel de Manhattan à moitié construit. Nous sommes à la fin du mois de mars 1933. À l’extérieur du bâtiment, une pluie froide de printemps s’abat sur les chômeurs, dont le nombre à l’échelle nationale a augmenté pour atteindre près d’un quart de la population en âge de travailler aux États-Unis. À l’intérieur, Diego Rivera est en train de créer un chef-d’œuvre. Tout a commencé par de simples lignes tracées sur un mur du hall d’entrée du 30 Rockefeller Center. Les lignes sont devenues des figures. Les figures se sont remplies de couleurs éclatantes. Au fur et à mesure, il est devenu évident que la fresque que Rivera a appelée L’homme à la croisée des chemins avait le potentiel de rester dans les mémoires pendant les cent prochaines années. Plus qu’un souvenir, c’était une œuvre d’art qui semblait prédire le siècle à venir.

Le personnage le plus important est une figure massive au centre, habillée comme un ouvrier. Ce personnage ressemble à un ingénieur cosmique, qui semble contrôler la machinerie du tableau. Notre technologie fera de nous des dieux, semblait dire Rivera.

Le spectateur le plus attentif de Rivera était l’homme le plus riche du monde qui possédait l’immeuble dans lequel il travaillait : John D. Rockefeller Jr. Au début, Rockefeller était ravi de la progression de la fresque. Mais, il changea d’avis lorsqu’il réalisa qu’un portrait idéalisé de Vladimir Lénine dominerait l’un des côtés de la composition. Il demanda à Rivera de remplacer le portrait de Lénine mais l’artiste, communiste aguerri, refusa. Les travaux furent donc interrompus. Puis, dans la nuit du 10 février 1934, des hommes, embauchés par Rockfeller, entreprirent de détruire l’oeuvre de Diego Rivera. Il reconstituera L’homme contrôleur de l’univers quelques mois plus tard à Mexico, grâce aux photos prises par sa femme Frida Kahlo (petite aparté, cette histoire est très bien racontée dans le film consacré à Frida Kahlo avec Salma Hayek dans le rôle principal).

Pendant trois ans, les murs du 30 Rockefeller Center restèrent vierges. Puis, en 1937, un nouveau dessin apparut sur ces murs. Finies les teintes de Rivera – les verts radioactifs, les bleus cosmiques, les plumes arc-en-ciel de l’oiseau de paradis perché aux côtés de Darwin, etc. Non à la place, une série de clichés des années 1930 firent son apparition : des poutres d’acier s’élevant sur des grues, des cheminées soufflant vers le ciel, le tout rendu dans une palette terne de beige et de gris.

Le nouveau tableau s’intitulait American Progress.

Deux anthropologues, du psychédélisme et un futur qui n’adviendra jamais

Cette histoire du Rockfeller Center n’est que le reflet de ce qui se dessinait dans les élites économiques et intellectuelles d’alors. Peu importe si la moitié de la population américaine crevait de faim à cette époque, la foi en un avenir radieux portée par la science et la technologie allait tout balayer sur son passage. Et la première manifestation concrète de cet optimisme béat en l’avenir a été lancée par deux anthropologues américains Margaret Mead et son mari Gregory Bateson, qui, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, menèrent des recherches interdisciplinaires bien particulières qui allaient à la fois révolutionner bien des domaines mais aussi précipiter son désaveu et son oubli. Ils furent à l’orgine de la science psychédélique.

Ce groupe comprenait des anthropologues, des chercheurs en toxicomanie, des psychologues, des neuroscientifiques et des pionniers de l’informatique. Réunis sur une période de vingt ans lors de conférences financées par la Fondation Josiah Macy Jr. Foundation, ce « cercle Macy » partageait un engagement en faveur d’une science appliquée et interdisciplinaire qui non seulement remettait en question les normes conventionnelles, mais cherchait explicitement à créer une nouvelle culture mondiale. Le cercle Macy a été le terreau de la floraison de la science psychédélique dans les années 1950, lorsque des substances comme la psilocybine, le peyotl et le LSD sont apparues comme des outils potentiels non seulement pour calmer l’anxiété ou pour faciliter la psychothérapie, mais aussi comme un « raccourci » vers un changement culturel transformateur et une conscience collective élargie.

Dans l’opinipn, le mouvement psychédélique prit surtout son envol dans les années 60, mais en réalité ce fut son chant du cygne. Timothy Leary et les baby-boomers furent les fossoyeurs du psychédélisme.

Cette époque de recherche utopique sur les drogues ne s’est pas déroulée uniquement dans les laboratoires des scientifiques. Il s’agissait d’un mouvement de masse, impliquant des milliers de personnes de manière à la fois extrêmement positive et extrêmement destructrice. De la libération d’une certaine conscience aux tests illégaux menés sur la population par la CIA, la science psychédélique couvrit de nombreux champs d’application. Les récits sur cette période sont riches et nombreux et souvent édifiants.

Mais attardons-nous un moment sur la figure de Margaret Mead. Lorsqu’elle décéda en 1978, le New York Times en fit une nécrologie dithyrambique, la qualifiant d’oracle national. Car la science psychédélique (et la science tout court) n’aurait pas eu cet écho retentissant sans l’apport de Margaret Mead qui fut sans aucun doute la scientifique la plus célèbre et la plus controversée de sa génération, et la relation intellectuelle et tumultueuse qu’elle partageait avec son troisième mari, l’anthropologue britannique Gregory Bateson. Leur influence s’est étendue dans tant de directions qu’il est parfois difficile de la cerner.

Dans la pénombre de l’espionnage de la guerre froide et de la paranoïa de l’ère atomique, Mead et Bateson ont noué des amitiés avec tout le monde, d’un ex-espion soviétique à un chef religieux sur une petite île au large de la Nouvelle-Guinée, du scientifique au cœur du programme d’expérimentation de drogues de la CIA à un dauphin qui est apparu dans l’émission de télévision Flipper.

Mead et ce cercle partageaient une vision commune de la science en tant qu’outil naturel de la conscience humaine. Le principal objectif de Mead dans la vie, a-t-elle dit un jour, était de « préserver l’avenir« . Pour y parvenir, elle pensait qu’il fallait élargir la « conscience » collective de l’espèce humaine afin que nous puissions « apprendre consciemment à créer des civilisations au sein desquelles une proportion croissante d’êtres humains réaliseront davantage ce qu’ils ont en eux la capacité d’être ». Les années 1920 ont été une décennie de merveilles scientifiques : de nouvelles découvertes, comme les appareils à rayons X, ont révélé des réalités cachées sous la surface ; des médicaments miracles, comme la pénicilline, ont guéri des maladies mortelles ; les ondes radio ont transporté des voix à travers les océans ; les avions se sont élevés au-dessus des nuages ; les gratte-ciel ont surplombé les villes ; et la mécanique quantique a défié tout sens commun. En bref, la science avait déjà transformé le monde. Et elle semblait prête à aller encore plus loin, promettant des changements non seulement dans les technologies de la vie quotidienne, mais aussi dans l’expérience même de l’être humain. L’arrivée de la Grande Dépression n’a en rien entamé les espoirs utopiques de Mead. Elle les a même catalysés. Les années troublées des années 1930 l’ont convaincue qu’il fallait développer un nouveau type de science qui interviendrait directement dans le monde – une science qui sauverait le monde.

Mead et Bateson considéraient leur science non seulement comme un outil de diagnostic, mais aussi comme un traitement en soi. Ils ont imaginé la création d’une nouvelle culture mondiale fondée sur une grande diversité plutôt que sur l’uniformité. Mead parlait d’une « évolution culturelle » qui pousserait l’humanité à dépasser les anciennes frontières de la race, de la nation, du sexe et même des états de conscience. Mead et Bateson se sont vus intervenir à un moment unique de crise mondiale, un moment qui, à jamais, « définira les voies sur lesquelles les générations futures pourront progresser ».

Leur influence fut très importante, à un point qu’on imagine mal aujourd’hui, tant la science psychédélique a été déconsidérée et aussi parce qu’il y eut ensuite une invisibilisation des milieux conservateurs des travaux de Margaret Mead, qui fut aussi une militante féministe et des droits civiques.

Lorsqu’Aldous Huxley écrivit en 1954 Les Portes de la perception, il faisait référence drectement aux travaux de Margaret Mead ; Lorsque Timothy Leary commença ses conférences sur le psychédélisme dans les années 60, il voulait que Margaret Mead soit à ses côtés. Mais l’anthropologue avait évolué depuis, beaucoup moins catéagorique dans son techno-optimisme, elle se méfiait même des conséquences de certaines avancées technologiques sur l’être humain, comme la pilule par exemple.

A la fin de sa vie, de par son oeuvre et ses prises de paroles, elle fut aussi à l’origine d’une autre mouvement : le techno-scepticisme.

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