#38 — Ce que Dracula nous dit de la pandémie actuelle

#38

Cher covid-19,

Je ne sais pas si je dois te mettre au masculin ou au féminin, mais en fait, on s’en fiche. Tout ce que je sais, c’est que depuis plus d’un an, tu nous pompes littéralement l’air, nous obligeant à prendre des distances, vis-à-vis à peu près de tout… Nous renvoyant à tout ce que l’Homme déteste le plus dans sa condition : celui d’animal. Mais pas que… A cause de toi, nous autres démocrates, nous devons faire preuve de vigilance à chaque instant, entre les velléités de certains de renforcer un capitalisme de surveillance et les antivaxx qui, par leur suractivité, sature en ce moment le paysage médiatique… et ne parlons pas des fake news.

Bref, tu nous pompes l’air.

Pour autant puisque tu t’es invité dans nos vies sans qu’on te le demande, je me suis tout de même intéressé à la tienne, de vie. Je ne vais pas la retracer ici, je n’en ai pas les compétences et les scientifiques font très bien leur travail pour savoir d’où tu viens. Non, je vais plutôt m’intéresser à ton corollaire : la pandémie… Et particulièrement, ce qu’un roman nous en dit de par son exégèse, le Dracula de Bram Stoker.

Bonne lecture !

Dominique

A quoi ressemble covid-19 sous un microscope.

Au milieu du film Dracula de Francis Ford Coppola, Arthur Holmwood se penche pour donner un dernier baiser à sa fiancée, Lucy Westenra. Pendant plusieurs nuits torturantes, la jeune femme a été vidée de son sang par une force mystérieuse ; elle est maintenant sur son lit de mort. Mais avant qu’Arthur ne puisse faire ses adieux à sa bien-aimée, le docteur Abraham Van Helsing intervient et le projette à l’autre bout de la pièce, conscient que quiconque touche Lucy risque d’attraper l’horreur qui l’a affligée. L’instinct de Van Helsing se vérifie un instant plus tard, lorsqu’un « spasme de rage » traverse le visage de Lucy et que la mourante commence à grincer des dents exceptionnellement pointues – les premiers signes de sa transformation en vampire à part entière. Un instant plus tard, Lucy revient d’entre les morts et remercie Van Helsing d’avoir protégé son fiancé.

Le vampirisme, comme le montre clairement la disparition prématurée de Lucy, est plus qu’une malédiction ancestrale. C’est une maladie, qui se propage par contact entre les malades et les personnes saines, un peu comme les virus que les scientifiques commençaient tout juste à découvrir lorsque Stoker rédigeait son roman d’horreur gothique révolutionnaire dans les années 1890. En fait, Dracula est si riche en références à la médecine du XIXe siècle et à l’évolution rapide de la science des maladies infectieuses qu’un spécialiste l’a décrit comme « l’intervention fictionnelle la plus significative dans les débats du XIXe siècle » sur la propagation des maladies.

Mais Dracula n’est pas seulement une ouverture sur les arcanes de la médecine : ce roman nous aide à comprendre de nombreux aspects de notre relation actuelle avec la maladie, du mouvement anti-vaxx et à la façon dont les pandémies alimentent la xénophobie et le racisme.

De nombreuses notes prises par Bram Stoker attestent de l’intérêt du romancier pour les avancées médicales et scientifiques de son époque. Aujourd’hui, lorsqu’on voit comment certaines personnes parlent du COVID, comme un envahisseur, venu d’un autre pays, on retrouve la même chose chez l’écrivain lorsqu’il conçoit Dracula.

Au moment où Stoker écrit Dracula, les débats sur la nature de la maladie atteignent leur paroxysme dans l’Angleterre victorienne. Le miasme, la notion populaire selon laquelle les maladies provenaient d’un air nauséabond, commençait à céder la place à la théorie microbienne, selon laquelle des micro-organismes vivants sont responsables des maladies. Si Stoker travaille dans le monde du théâtre, il est issu d’une famille de médecins, ce qui lui donne un accès inhabituel aux connaissances médicales de pointe. Son frère aîné, William Thornley Stoker, était un célèbre chirurgien du cerveau ; un autre frère, George Stoker, était médecin au théâtre que dirigeait Bram Stoker. Son oncle William Stoker a participé à l’organisation de l’hôpital de Dublin, qui a joué un rôle clé dans la gestion des épidémies dans l’Irlande victorienne.

Vous pouvez voir des preuves de cette influence dans les notes de Bram Stoker pour Dracula, qui comprennent une note écrite par son frère William Thornley Stoker décrivant un traumatisme crânien et mentionnant la trépanation – une procédure controversée dans laquelle un trou est percé dans le crâne pour soulager la pression – comme traitement. Le mémo rappelle une scène du roman dans laquelle Renfield, un détenu de l’asile, qui s’avère être sous l’influence du comte Dracula, se blesse à la tête et est ensuite traité à l’aide d’une technique chirurgicale pour « réduire la pression ».

De nombreuses autres idées du roman semblent avoir été influencées par les notions victoriennes de maladies infectieuses. Le vampirisme est clairement une contagion qui peut se répandre dans une population, comme la variole, le choléra et une foule d’autres maladies que les Londoniens du XIXe siècle auraient malheureusement connues. Mais la maladie se propageait-elle de manière miasmatique, par le biais d’environnements contaminés et de vapeurs nauséabondes, ou par des microbes pathogènes semblables à ceux que des scientifiques comme Louis Pasteur et Robert Koch découvraient et documentaient à la fin du XIXe siècle ?

Par moments, Stoker semble suggérer les deux. Il décrit la tombe du comte Dracula comme dégageant « une odeur de mort et de maladie », tandis que son repaire à l’abbaye de Carfax dégage « une odeur terreuse, comme celle d’un miasme sec, qui se dégage de l’air le plus vicié ». Mais si Dracula habite le genre de monde souterrain miasmatique qui aurait été en proie à la maladie dans l’imaginaire victorien, son affliction se propage plutôt comme un virus, par contact et transfert de sang. Les tentatives du Dr Van Helsing pour soigner Lucy Westenra – la première victime de Dracula après son arrivée à Londres – en plaçant de l’ail, un antiseptique connu, autour de sa chambre, auraient pu être considérées comme une réponse appropriée à une maladie microbienne.

« Dracula examine l’évolution vers la théorie microbienne dans sa représentation du vampire et dans sa construction de l’opposition au vampirisme par les autorités scientifiques du texte », écrit Martin Willis, spécialiste de la littérature anglaise, dans un article universitaire de 2007 sur Dracula et la maladie. « Le roman s’inspire aussi clairement des désaccords contemporains sur les sources de contagion et l’étiologie des maladies infectieuses, de manière très efficace dans sa longue évocation du traitement de Lucy Westenra.« 

Finalement, Lucy succombe à sa maladie et se transforme elle-même en vampire. Dans sa non-mort, elle devient la « dame sanglante », une créature de la nuit qui s’attaque aux petits enfants. Pour Martin Willis, la transformation de Lucy est la métaphore parfaite d’une autre controverse médicale majeure de l’ère victorienne : les vaccins.

À la fin du XVIIIe siècle, le médecin anglais Edward Jenner a développé les bases scientifiques d’un vaccin contre la variole. Dans les années 1850, la vaccination obligatoire contre la variole a été introduite en Angleterre, provoquant une vague immédiate de réactions du public et la formation de plusieurs groupes anti-vaccination. À la fin du XIXe siècle, le mouvement anti-vaxx est devenu une force puissante en Grande-Bretagne. Les protestations contre la vaccination obligatoire devenaient de plus en plus agressives et tendues, les parents organisant des marches et faisant défiler dans les villes des enfants qui, selon eux, avaient été blessés par des vaccins. Les brochures anti-vaccination décrivaient souvent les partisans des vaccins et ceux qui les administraient comme de véritables vampires qui s’attaquaient aux innocents, les transformant en quelque chose de monstrueux.

Une grande partie de la propagande anti-vaccination de l’époque victorienne et du XIXe siècle puisait essentiellement sa force de persuasion d’un vampire prédateur qui menacerait essentiellement les enfants. Et cette figure n’est autre que celle de Lucy transformée, après avoir été infectée par Dracula. Elle cible littéralement les enfants.

Dracula lui-même peut être lu comme l’incarnation d’un autre problème de santé publique émergeant à la fin du XIXe siècle : les effets néfastes de la mondialisation. Le comte, après tout, est un envahisseur venu du lointain pays de Transylvanie. Afin de débarrasser la Grande-Bretagne de sa présence, les héros du roman doivent finalement détruire chacune des boîtes remplies de terre qu’il a cachées dans des repaires un peu partout en Angleterre. Cela renvoie à une réalité de l’époque, selon laquelle l’impérialisme britannique de la fin du XIXe siècle répandait des animaux étrangers et des maladies dans le monde entier, causant des ravages sur la faune locale.

Bien sûr, en tant qu’étranger qui infecte la Grande-Bretagne de son mal en répandant du sang contaminé, il n’est pas difficile de voir aussi le comte Dracula comme une allégorie de la xénophobie victorienne et des croyances racistes sur la supériorité du « pur » sang anglais.

Tous ces thèmes font que Dracula semble étonnamment pertinent un an après le début de la pandémie de coronavirus. Au cours de l’année écoulée, les États-Unis ont connu une augmentation alarmante de la discrimination et des crimes haineux à l’encontre des Asiatiques, liée à la façon dont les politiciens et les experts conservateurs, notamment l’ancien président des États-Unis, ont accusé à plusieurs reprises la Chine d’être responsable du virus. Et même si des millions d’Américains se font désormais vacciner chaque jour, la campagne de vaccination de masse contre le covid-19 s’est accompagnée d’une vague de désinformation et d’alarmisme sur la sécurité des vaccins.

À bien des égards, nous voyons les mêmes peurs, que dans Dracula, s’exprimer maintenant à travers la racialisation du covid-19.

En effet, ce qui est peut-être le plus frappant dans les fondements médicaux de Dracula, ce n’est pas le retard de la science des maladies à l’époque victorienne. C’est à quel point les peurs et les angoisses qui façonnent notre réponse collective aux contagions ont peu changé au cours des 120 dernières années.

En bref

L’Art de la Négativité
IA is learning how to create itself
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