#37 — Le futur du travail ? Ça pue mais pas à cause de l’automatisation

#37

Il y a des moments dans la vie, où faire une pause est plus que nécessaire. L’élection présidentielle américaine et la pandémie m’ont donné suffisamment de grains à moudre pendant la première année d’existence de cette newsletter, tout en mettant en avant des alternatives possibles. Mais après avoir écrit maintes et maintes fois sur les dangers que faisaient peser sur no vies quotidiennes les GAFAM, parler une énième fois de l’échec d’instaurer un syndicat chez Amazon ou discuter de l’intérêt de l’instauration d’une « Court Suprême » chez Facebook, j’avais l’impression de tourner en rond sur des sujets, certes importants, mais qui aboutissent inévitablement à la même conclusion : quand prendra fin la suprématie des GAFAM ?

Une autre raison à cette pause est que depuis trois mois, je travaille en tant qu’analyste stratégique à la direction de l’innovation d’Orange. Je suis donc au coeur de la bête et observe le côté face de la pièce de monnaie, là où auparavant je me contentais du côté pile. Par exemple, je n’ai jamais parlé de 5G dans Futuromium, parce que je n’avais pas les connaissances techniques suffisantes pour aborder ce sujet. J’insiste toujours sur la nécessité pour un.e analyste de savoir ouvrir un capot et d’y mettre les mains dans le cambouis pour comprendre son fonctionnement. Si vous ne savez pas comment fonctionne Internet, au sens large ; si vous ne savez pas au minimum coder une page web ; si vous ne connaissez pas l’onglet réseau de votre navigateur préféré ou d’autres points techniques aussi simples à comprendre, il me paraît difficile de critiquer derrière et d’en tirer des conclusions sur les conséquences politiques, sociales, environnementales ou économiques.

Ça fait donc trois mois que je m’acculture sur la 5G mais aussi sur toutes les autres formes de réseau et de connectivité… et vous savez quoi ? Eh bien, même au sein de l’opérateur historique, cette question fait débat, tout comme le rapport ambigu qu’il entretient avec certains GAFAM. Pour autant, lorsqu’on y cause de sobriété numérique, on sent les visages se figer et les mâchoires se serrer… On analyse tout chez Orange, mais avec les biais habituels d’une entreprise du CAC40. Et au quotidien, ça commence avec les métiers que nous exerçons.

Bonne lecture !

Dominique

A la sortie du bus. Inde, 2020.

Jetons boulons et mollettes, l’automatisation pue mais pas que…

Durant cette pause, j’en ai profité pour rattraper un peu mon retard dans l’écoute de certains podcasts, dont l’inestimable Tech won’t save us, dans lequel, le journaliste Paris Marx, interroge en invitant des chercheurs et des acteurs du numérique à discuter et décortiquer un sujet avec un regard critique. Dans ce numéro de podcast intitulé Jobs suck but not because of automation, il a invité début novembre 2020, Aaron Benanav, un historien allemand en économie, qui venait de publier un essai chez Verso Books, Automation and The Future of Work.

Ces dernières années, on a beaucoup parlé de la façon dont l’automatisation est censée détruire des emplois dans le monde entier, mais surtout en Occident, et de la façon dont cela entraînera une détérioration des perspectives et de la qualité de vie pour presque tout le monde. Mais Aaron Benanav se penche sur les données économiques et constate que ce n’est pas vraiment ce qui se passe. Il y a une autre raison pour laquelle les emplois se dégradent et les bons emplois sont de plus en plus difficiles à trouver. Et ce n’est pas simplement parce que la technologie progresse à un rythme rapide. En fait, elle ne progresse probablement pas aussi rapidement qu’avant, même si la littérature journalistique nous fait penser cela.

Au moment où est publié ce podcast, les résultats de l’élection américaine de 2020 étaient encore en cours de dépouillement. Mais nous savons qu’en Californie, la proposition 22, qui cimente la classification des gig workers en tant qu’entrepreneurs, au lieu d’en faire des employés, qui ont accès à tous les droits, aux protections du salaire minimum, aux avantages qui vont avec, a été acceptée par les électeurs, les entreprises de la Big Tech ont dépensé 200 millions de dollars pour faire échec aux lois du travail qui servent les intérêts des travailleurs. Et maintenant, elles vont se battre pour étendre ces lois au reste des États-Unis, voire au monde entier. Dans ce contexte, l’analyse d’Aaron Benanav est précieuse car il explique comment, avec le ralentissement de l’économie mondiale et la détérioration de ces emplois, un secteur informel massif dans le sud du monde s’est déjà formé. La gig economy n’est que la formalisation de tout cela. Elle enlève beaucoup de ces protections que nous associons généralement aux emplois.

La proposition 22 nous démontre, que d’énormes entreprises comme Uber, financent maintenant des propositions de vote pour écrire des lois qui vont dans leur intérêt. On ne mesure pas encore très bien les conséquences d’un tel vote, puisqu’elle ne touche que la Californie pour l’instant. Mais cette offensive de la Big Tech nous montre que nous devons garder un oeil sur elle quoi qu’il arrive.

Vers un communisme de luxe ?

Durant la pandémie, une petite musique s’est faite entendre, discrète au départ, puis de plus en plus insistante : les machines intelligentes et les robots ne transmettent pas le virus, ils ne tombent pas malade et il est donc normal qu’ils prennent le contrôle peu à peu et nous remplacent. Ce discours est repris un peu partout : dans les journaux, à la télé, à la radio et à la machine à café. Elle entre aussi en résonance avec une théorie sociale développée et argumentée qui dit que c’est ce qui se passe déjà : les emplois sont en train d’être automatisés, jusqu’à leur disparition, et cette tendance va s’accélérer dans le futur.

De fait donc s’affrontent ici deux points de vue diamétralement opposés. La première est que nous devons combattre absolument ce mouvement : aujourd’hui, avoir un emploi est primordial pour vivre, mais la gig economy ne peut être une solution car elle induit des inégalités sociales, renforce les tensions du marché du travail, accélère une concurrence sauvage entre individus en les poussant à accepter des rémunérations honteuses. Ça, c’est pour la vision dystopique.

Le versant utopique est d’accepter cette évolution (sic !) : tout le monde a besoin d’avoir un revenu pour vivre correctement, changeons donc les institutions de base en inversant le paradigme et en instituant un revenu de base universel financé par la taxation des robots et des machines intelligentes. Un communisme de luxe serait donc instauré, sans avoir à évoquer le Grand Soir.

L’automotisation est, depuis la première révolution industrielle, au coeur du projet capitaliste. De Charles Babbage à Karl Marx, elle porte en elle un véritable projet de société. Projet porté à bout de bras, et on pourrait même dire imaginer, par un homme, John Adolphus Etzler.

D’origine allemande, Etzler fut un scientiste américain convaincu, inspiré par les idées de Charles Fourier, le père de l’Ecole sociétaire, figure du socialisme critico-utopique. Dans son essai The Paradise within the Reach of all Men, without Labour, by Powers of Nature and Machinery. An Address to all intelligent Men, Etzler y décrit « la possibilité de créer un monde sans peine ni misère grâce à l’utilisation adéquate de la technique. Pour lui, les problèmes de production et de distribution pourraient disparaître si l’Homme décidait d’utiliser la science afin d’améliorer ses conditions de vie. Etzler croyait que son projet pourrait être mis en place en moins de dix ans si les hommes étaient prêts à entreprendre un tel projet. »

Etzler y imagine des îles flottantes pouvant être dirigées sur les océans, anticipe l’introduction de l’avion comme moyen de transport et la présence d’ascenseurs dans les édifices.

Aujourd’hui, si cet intellectuel vivait encore, il regarderait l’avancée des technologies avec certainement bienveillance, mais grincerait certainement des dents quant aux évolutions sociales que ça induit.

Dans les usines les plus avancées technologiquement, des entreprises comme Tesla poussent vers un production lights out, dans laquelle toute la chaîne de production est entièrement automatisée, n’ayant plus besoin des petites mains humaines, peuvent fonctionner dans le noir. Les ordinateurs ne se contentent plus d’élaborer des stratégies pour jouer au go, ils écrivent aussi des symphonies qui feraient pleurer le public ; des camions traversent les Etats-Unis sans chauffeurs, etc. Aussi pouvons-nous affirmer que nous vivons les derniers jours de l’effort humain ?

Non.

Il y a de nombreuses raisons de douter. D’abord, une machine, aussi intelligente soit-elle, ne sait toujours pas fermer ou d’ouvrir une porte, de même, elle ne sait toujours pas plier le linge. Lorsqu’elle tombe en panne, elle ne sait pas toujours pas remplacer d’elle-même la pièce défectueuse et monter un escalier est encore incertain. Les assistants intelligents peuvent certainement répondre à des questions et traduire des documents, mais pas assez bien pour faire le travail sans intervention humaine…

Trop peu d’emplois

Si le discours sur l’automatisation suscite à nouveau un tel engouement aujourd’hui, c’est parce que les conséquences attribuées à l’automatisation sont partout autour de nous : le capitalisme mondialisé ne parvient pas à fournir des emplois à un grand nombre de personnes qui en ont besoin. En d’autres termes, la demande de main-d’œuvre est restée durablement faible, et n’est plus suffisamment prise en compte dans les statistiques du chômage. Cette tendance se répète à chaque récession économique et celle qui suivra la pandémie ne fera pas exception. Cette faiblle se manifeste, par ailleurs, autrement : la part des revenus distribués sous forme de salaires diminue aussi. Les économistes traditionnels ont longtemps considéré que la stabilité de la part de la main-d’œuvre était liée à la croissance économique, censée garantir que les gains du développement économique étaient largement distribués. Malgré l’accumulation massive de ce que l’on appelle le capital humain, sous la forme d’une hausse du niveau d’éducation et d’une meilleure santé, la part du travail dans les revenus des pays du G7 a diminué pendant des décennies.

De tels changements influent inévitablement sur le pouvoir de négociation des travailleurs. La croissance des salaires est de plus en plus orientée vers les plus hauts salaires (les fameux 1%) entraînant le travailleur lambda à faire face à des conjonctures de plus en plus difficiles. Des écarts croissants se sont non seulement creusés entre les taux de croissance moyens de la productivité du travail et des salaires – ce qui entraîne une baisse cumulative de la part du travail dans les revenus – mais aussi entre les taux de croissance des salaires moyens et des salaires médians – ce qui témoigne d’un déplacement des revenus du travail des travailleurs de la production vers les cadres et les PDG. Le résultat est que de nombreux travailleurs n’ont vu qu’une part infime de la croissance économique.

Est-ce que donc l’automatisation résoudra ce problème ? Non. L’accentuera-t-il ? Rien n’est moins sûr.

En bref

Artificial Intelligence is really artificial time
The future belongs to Africa
La reforestation regagne du terrain sur la déforestation