J'entame une série sur l'histoire de la technocritique réactionnaire. L'article qui suit se veut être une mise en bouche. Il pose quelques fondamentaux qui ont animé mes recherches sur la question depuis plus d'un an et en particulier, la récupéraion des idées progressistes par le mouvement réactionnaire et conservateur. Cette série comprendra quatre grandes parties : les origines, l'émergence du mouvement techno-réactionnaire, la mise en place de l'écosystème et enfin la dernière partie tentera de nous projeter à 10/15 ans et d'avoir un regard prospectif.
Les événements récents avec l’inexorable montée de l’extrême-droite un peu partout dans le monde lèvent aussi le voile sur le rapport relativement ambigu que cette mouvance entretient avec la technologie. Actuellement, la focale se concentre sur les prises de position d’un Elon Musk. Les diverses déclarations de l’homme le plus riche du monde en faveur de l’AFD ou encore de l’extrême-droite britannique n’est que l’arbre qui cache la forêt. La galaxie des techbros, comme on les surnomme, compte plusieurs individus qui ne cachent pas leur ambition d’imposer la technologie comme outil de puissance et de contrôle. Lorsqu’en 2023, Marc Andreessen, fondateur de Mosaic et de Netscape, devenu depuis capital-risqueur, publie son manifeste technsolutionniste, il ne fait que mettre en lumière ce que beaucoup de chercheur.e.s dénoncaient depuis plusieurs années. La genuflexion de la Silicon Valley à Trump n’est qu’une étape dans la prise de pouvoir de la Big Tech.
Pour autant, si tous les projecteurs sont aujourd’hui braqués sur la mouvance techbros, il ne faut pas oublier qu’il existe tout un pan de l’extrême-droite qui se veut technocritique. Ce courant s’est construit dans les marges de la technocritique. A la différence des mouvements émancipateurs, il se distingue par une remise en cause radicale du projet démocratique perçu comme intrinsèquement lié à la montée des technologies.
Cette hostilité a une histoire qui plonge ses racines dans celle intellectuelle de l’Occident. Bien avant les controverses sur l’intelligence artificielle, les algorithmes ou la robotique, des poètes, des intellectuels, des théologiens ont exprimé une inquiétude fondamentale, voire ontologique, à l’égard de la puissance transformatrice humaine. Cette inquiétude n’est pas tant née de la peur des machines que de la conscience d’un changement de rapport au réel, et plus particulièrement, d’un changement dans du rapport traditionnel qui prévalait jusqu’à la Révolution Française.
Entre la fin du XVIIIe siècle et la Seconde Guerre mondiale, la technocritique ou la critique de la technique s’élabore dans quatre grands foyers de pensée : la tradition contre-révolutionnaire, le romantisme spirituel, la métaphysique heideggérienne et le traditionalisme ésotérique. Tous s’accordent pour voir dans la technique moderne non pas simplement une succession d’inventions, mais une forme de vie, un mode de dévoilement du monde, une logique totalisante qui impose un monde d’abstraction, de standardisation, de déliaison symbolique. En clair, la technologie aliène la famille, dénature la religion et tue la royauté.
Il faut bien comprendre que la toute première forme de technocritique se veut à ses débuts comme un refus de la modernité, mais au sens strict réactionnaire, elle ne cherche pas à encadrer ou à harmoniser la technologie mais à en dénoncer sa généalogie spirituelle : sa rupture avec la tradition, son fondement prométhéen, sa complicité avec l’égalitarisme, l’individualisme ou le nihilisme.
Cette première partie explore les racines profondes de cette technocritique réactionnaire, non comme un moment dépassé, mais comme un horizon toujours vivant : celui d’une contestation du progrès qui ne vient pas de la gauche, mais d’un ailleurs hiérarchique, spirituel, voire sacré. C’est cet héritage que reprendront, plus tard, les penseurs néo-réactionnaires, en le mêlant à de nouveaux outils philosophiques, cybernétiques et politiques.
La matrice contre-révolutionnaire
Si la Révolution Française et les Lumières ont nourri tout un imaginaire émancipateur, elles ont aussi alimenté les sentiments contre-révolutionnaires Ainsi, des penseurs comme Joseph de Maistre voient dans la science et la technique les instruments de la sécularisation, du déracinement moral et de la désacralisation de l’ordre social. Dans ses Considérations sur la France (1797), Maistre condamne le rationalisme, les Lumières et l’illusion progressiste qui nourrit l’idée même de technique comme libération. Même s’il ne critique pas de manière explicite la technique, car à son époque, elle n’est pas encore érigée comme un sytème, il pose un regard inquiet sur les avancées scientifiques et technologiques. La science n’est pas neute, elle est un instrument du déracinement, car elle prétend remplacer les vérités révélées par des systèmes humains abstraits (entendre ici la démocratie). En réduisant le monde à des lois mécaniques, elle élimine le mystère, le miracle, le sacré. Or, pour Maistre, c’est précisément ce mystère qui fonde la légitimité des institutions.
Le même sentiment s’empare du philsophe ouvertement raciste Thomas Carlyle en 1829 – qui non content d’avoir complètement révisé l’histoire récente de la Révolution Française – identifie dans son texte Sign of the Times, une transformation culturelle. Selon lui, le passage à l' »âge mécanique » se manifeste par le fait que la machine devient à la fois un outil et un paradigme. La société se structure autour de la production, de l’efficacité, et de la gestion technique de l’existence. Il y voit un rétrécissement de la pensée, une forme de dessèchement spirituel au profit du quantifiable.
Un siècle plus tard, l’écho des pensées de Maistre et Carlyle sera repris par Oswald Spengler, qui dans son essai paru en 1931, L’homme et la technique, conceptualise un cadre théorique, . Déjà, dans son ouvrage majeur, Le Déclin de l’Occident, l’historien allemand proposait une conception organique de l’histoire humaine. Chaque grande culture suit un cycle biologique et organique : naissance, croissance, apogée, déclin, mort. Et dans ce cadre, la culture occientale se distingue par une volonté toute particulière, celle d’une conquête infinie, qui se traduit par une recherche permanente de dépassement des limites : géographiques, artistiques, biolgiques, etc. La science, les mathématiques, la perspective en art, et la technologie industrielle sont pour lui les expressions les plus pures de cet esprit. Pour autant, dans son esprit, ce n’est en rien un progrès, il marque le passage de la culture à la civilisation. Et c’est ici que se trouve le point de bascule chez Spengler. La civilisation est un monde mécanique, fonctionnel, limite abstrait, totalement engoncé. Et dans ce monde, la technique joue un rôle fondamental, celui d’être l’instrument du désenchantement. En résumé, l’expansion technicienne est le mouvement final d’une culture devenue incapable de créer du sens.
Romantisme : la machine contre l’âme
Il est important ici de noter que le courant technocritique réactionnaire a une fâcheuse tendance à relire, à sélectionner ou à détourner de manière partielle les éléments de langage de certains penseurs plutôt de gauche.
Alors que les penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre dénoncent la technique moderne au nom de l’ordre divin ou providentiel, une autre critique s’élabore au tournant du XIXème siècle, moins théologique que poétique, moins politique que ontologique : celle des romantiques. S’il existe un romantisme engagé dans les luttes politiques et sociales de l’époque, le mouvement romantique contient aussi un fond conservateur profond lorsqu’il se penche sur le monde moderne qui se dessine alors. La critique romantique de la technique se manifeste par une nostalgie profonde, une réaction extrême du sentiment et refuse l’abstraction froide de la machine.
Au sein du mouvement romantique, il faut cependant distinguer plusieurs sensibilités qui s’expriment selon les nationalités des différents protagonistes. Qu’ils soient anglais ou allemands, elles n’expriment pas le même type de rejet de la mordernité. Le sentiment britannique se contextualise avec l’industrialisation du Royaume-Uni quand en Allemagne, le rapport à la nature est nettement plus prononcée. SI William Blake dénonce les « darks satanic mills », c’est pour avoir détruit le divin de l’homme. Ce sont les usines de Manchester qui réduisent l’homme à un automate, annihilant tout désir intérieur. Une analyse progressiste du romantisme y verrait une critique de l’exploitation ouvrière. Il s’agit ici plus d’une volonté délibérée de hiérarchiser la beauté sur l’utile, de la primauté du corps sur la machine… éléments de langage que l’on retrouve à l’extrême-droite. On a la même vision chez John Ruskin. La technique industrielle est responsable de l’appauvrissement spirituel en introduisant une logique de masse et en uniformisant les lignes, notamment en architecture. Contre cette logique industrielle, Ruskin a toujours défendu l’artisanat, le Art & Craft… et ses écrits sur le sujet furent nombreux – par exemple, lire Les Pierres de Venise.
Pour autant, ni William Blake, ni John Ruskin ne sont des intellectuels réactionnaires et conservateurs, bien au contraire. Mais leur rhétorique technocritique prête hélas le flanc à la récupération.
Qu’en est-il du romantisme allemand ? Les premiers romantiques allemands, particulièrement Novalis, développe un registre plus proche d’une critique de la science de la technique. Il dénonce plus volontiers un monde froid et mécanique et prône un retour au mythe et au merveilleux. Est-ce pour autant une critique réactionnaire ? Pas vraiment, mais comme pour le romantisme britannique, le propos est facilement récupérable et détournable.